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Culture - Témoignage

« Si, à ton âge, tu ne veux pas changer le monde, tu as un problème... »

Jalal Khoury et Joe Kodeih, une complicité joyeuse sur scène. Photo Joëlle Fahl

Je ne savais pas à quel moment il pouvait se pointer au beau milieu de la salle : il allait s'asseoir à l'arrière, pour ne pas déranger, alors que j'étais en pleine répétition... Il se mettait dans l'ombre pour passer inaperçu. Inaperçu ? Lui ? Avec ses pas de géant ? « Bonsoir, monsieur Khoury... » Sa présence, son aura, son halo m'appelaient... « Je ne dirai rien », disait-il. Puis il disait tout, parfois sans broncher, et parfois en s'indignant. On se chamaillait. Et il continuait : « Joe... Hausse ta voix, tu as un texte sublime, mais tu brûles les nuances, le théâtre est l'art du comédien, où sont les accents toniques ? Où sont les avant-dernières syllabes ? » Puis il montait sur scène. Les planches étaient envahies par sa présence, grave, énorme. Et ses ailes de géant l'empêchaient de voler. Et il continuait : « Si, à ton âge, tu ne veux pas changer le monde, tu as un problème. Si, à mon âge, je veux toujours changer le monde, alors moi j'ai un problème ! » Et l'on parlait de théâtre, de la vie, de tout et de rien...
Il connaissait trop de choses. Et il ne savait même pas qu'il en savait trop. Mais c'était ce trop qui le rendait différent. Unique. Ses amis, ses étudiants l'aimaient trop, l'appréciaient trop. Même ses pires ennemis le respectaient... trop. Et son pire ennemi ? C'était lui-même... Don Quichotte avec un livre à la main. Un livre édité sans maison d'édition, ce livre fer de lance qu'il brandissait, qu'il distribuait. Comme s'il savait qu'il signait son œuvre posthume de son vivant. Et cela le faisait rire...
Et puis, par cette nuit de pleine lune, alors que l'astre trônait au ciel comme un diamant, il nous a quittés, sans dire au revoir. Et je lui en veux. Il est parti comme un grand doit le faire. Lui qui parlait de mythologie et de spiritualité, il a ôté son béret rouge et s'est dissimulé dans le froid d'une morgue. Oui, Jalal, tu as réussi ta mort aussi, comme disait le grand Bouddha. Mais attends ! Tu as encore quelques tirades entre tes cordes vocales, quelques répliques attendent, avec ta voix de basse. Tu étais trop, et puis d'un coup, rien. Où sont toutes ces idées, cette détermination à vouloir changer le monde ? Où sont Piscator, Brecht et Dullin ? On parlait du cartel des quatre, hier soir ! Tu me disais que Jouvet était bègue. Et c'est ma langue qui se noue. Tu es rentré dans ta morgue tel un décor que transportaient les frères Meininger, à travers les steppes du temps. Oui, mon cher Jalal, le théâtre est basé sur le conflit, je dis oui, tu dis non. Mais non, tu ne m'as pas dit que tout se perd et rien ne se recrée. Tes cheveux étaient légèrement défaits et ton col de travers. Même en partant, tu combattais les normes.
Vas-y ! Vole ! Va où la lumière est plus intense, où la scène est sans rideaux, va où les chants des femmes sont meilleurs ! Dis à ton Brecht que tu es un albatros qui a déployé ses ailes pour prendre son envol une dernière fois. Avant que tous les rideaux ne tombent. Et moi, entre-temps, je continuerai à me chamailler avec toi et à sourire. Car tu seras à jamais mon ami aux ailes de géant. L'albatros de la scène.

*Joe Kodeih est auteur, metteur en scène et comédien de théâtre.

Je ne savais pas à quel moment il pouvait se pointer au beau milieu de la salle : il allait s'asseoir à l'arrière, pour ne pas déranger, alors que j'étais en pleine répétition... Il se mettait dans l'ombre pour passer inaperçu. Inaperçu ? Lui ? Avec ses pas de géant ? « Bonsoir, monsieur Khoury... » Sa présence, son aura, son halo m'appelaient... « Je ne dirai rien »,...

commentaires (1)

Je l'ai réellement connu ces trois derniers mois durant lesquels il entrainait les membres de "Citoyens et Citoyennes dans un Etat" a communiquer leurs messages. Cher Joe, Il vous disait que s'il voulait changer le monde il avait un problème? Eh bien, du peu que je l'au connu, je peu affirmer qu'il avait réellement un problème et quel problème pourrait être plus noble a avoir que celui-ci. Il nous parlait de ses projets, les livres qu'il voulait écrire, les recherches qu'il voulait mener. Une éternité n'aurait pas suffi. Au crepuscule de sa vie il entreprenait ce que la plupart sont incapable d'entreprendre en toute une vie. Adieu Jalal, je t'ai connu trop tard, mais tu laisses une marque indélébile.

Mounir Doumani

10 h 47, le 04 décembre 2017

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Commentaires (1)

  • Je l'ai réellement connu ces trois derniers mois durant lesquels il entrainait les membres de "Citoyens et Citoyennes dans un Etat" a communiquer leurs messages. Cher Joe, Il vous disait que s'il voulait changer le monde il avait un problème? Eh bien, du peu que je l'au connu, je peu affirmer qu'il avait réellement un problème et quel problème pourrait être plus noble a avoir que celui-ci. Il nous parlait de ses projets, les livres qu'il voulait écrire, les recherches qu'il voulait mener. Une éternité n'aurait pas suffi. Au crepuscule de sa vie il entreprenait ce que la plupart sont incapable d'entreprendre en toute une vie. Adieu Jalal, je t'ai connu trop tard, mais tu laisses une marque indélébile.

    Mounir Doumani

    10 h 47, le 04 décembre 2017

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