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Les assassins de Bachir Gemayel condamnés - AFFAIRE BACHIR GEMAYEL

L’acte fondateur derrière la condamnation de Chartouni

Bachir Gemayel. Photo d'archives OLJ

La sentence de mort prononcée hier contre Habib Chartouni pour l'assassinat de l'ancien président de la République Bachir Gemayel est un point de rupture avec le modus vivendi de l'après-guerre civile dicté par Damas : l'impunité pour les assassinats politiques commis depuis 1975, sauf lorsque ces assassinats mettaient en cause les anciennes milices chrétiennes. La seule exception à l'impunité a donc été le procès intenté en 1994 à Samir Geagea pour l'assassinat de Rachid Karamé. Cette exception obéissait à une logique de marginalisation des chrétiens au profit, « non pas de l'islam libanais, mais d'une politique de mise sous tutelle du pays, à laquelle ont participé aussi bien des chrétiens que des musulmans », soulignait Samir Frangié lors d'une conférence donnée en mars 2000.

Le verdict contre Habib Chartouni est la première condamnation pour un assassinat politique commis après 1975 par le membre d'un camp opposé aux milices chrétiennes, qui plus est, répondant directement du régime syrien. Un aboutissement que la sévérité de la sentence confirme, en comparaison par exemple avec la clôture en demi-teinte du procès de Michel Samaha pour tentative d'actes terroristes commandités par Damas. Le verdict d'hier est une première inversion de la logique de diabolisation d'un acteur de la guerre en faveur d'un autre, et une inversion consacrée par la même autorité judiciaire qui avait jugé l'un et l'autre.
Deux acteurs de la guerre issus de deux camps opposés ont été inculpés par la justice libanaise.

Les bases d'une justice réparatrice ont peut-être été jetées hier. C'est-à-dire une justice qui reconnaît d'abord les victimes et rend compte de la douleur de leurs proches. Reprocher à la famille Gemayel d'avoir cherché justice à des fins politiques, comme l'a fait entre autres M. Chartouni dans un entretien accordé récemment au quotidien al-Akhbar, c'est faire fi de leur douleur, qui est celle aussi de tout Libanais endeuillé par la guerre. Une justice réparatrice est aussi une justice qui éclaire sur les événements de la guerre, et aide donc à les connaître, les comprendre, les dépasser. Cette pacification de la mémoire est plus difficile que l'oubli, en ce qu'elle exige une décision commune et consciente de ne pas répéter les erreurs du passé.
La difficulté en est d'avouer les violences passées pour les empêcher de ressurgir. La difficulté est aussi d'admettre qu'aucune partie n'avait absolument raison ni absolument tort. Et que ce qui semblait clair au moment du passage à l'acte ne l'est peut-être plus tout à fait.

 

(Lire aussi : Affaire Bachir Gemayel : Achrafieh célèbre enfin la victoire de la justice)

 

Crime passé et crime présent
Les réactions virulentes contre la condamnation de M. Chartouni sont exactement à l'opposé de cette démarche. Présupposer que le prévenu défendait une cause juste est en soi naturel, voire légitime, mais dire que cette cause est la seule cause recevable, c'est se figer à l'instant de 1975 et le perpétuer. Cet instant où un Libanais comme un autre, d'un camp ou d'un autre, s'était senti « menacé dans son existence » et dans le devoir de « défendre sa cause » face à une menace imminente, selon les termes presque uniformes d'anciens acteurs du terrain, lorsqu'ils acceptent de parler du passé. Réagir au verdict contre Habib Chartouni en levant la bannière de l'antisionisme face aux « traîtres », c'est persévérer dans ce que Samir Frangié décrit comme « l'énumération des "complots" dont chaque partie estime avoir été la victime innocente (...) ». Une énumération qui serait le trait « des analyses politiques », lesquelles « ne servent, en fait, qu'à relancer les polémiques de la guerre ».

Ceux qui condamnent le verdict prononcé contre M. Chartouni se confinent donc à la lecture sélective de la guerre telle que dictée par leur groupe politique. Sur ce point, leur situation n'est pas différente de celle des membres des autres groupes politiques, dans un pays où toute démarche individuelle, de mémoire ou autre, est phagocytée par la collectivité.

Sauf que la mémoire collective pro-Chartouni a ceci de particulier qu'elle maintient vivace la violence, alors que d'autres tendent à la contenir, faute de pouvoir la dépasser. Qui plus est, elle légitime l'usage de la violence à l'instant présent. Alors que la tutelle syrienne avait veillé à perpétuer les divisions de la guerre pour mieux régner, ses successeurs libanais actuels veillent, sous le signe de la « résistance contre Israël », à en rééditer la violence par les actes.

 

(Lire aussi : Assassinat de Bachir Gemayel : Habib Chartouni et Nabil Alam condamnés à mort)

 

Parmi ces actes, la série d'assassinats politiques de 2005, objet d'un autre procès inédit pour le Liban en cours à La Haye. Comme le Tribunal spécial pour le Liban, la Cour de justice a été accusée hier de prendre partie « contre la résistance », et, partant, diabolisée. Mais contrairement à l'affaire de l'assassinat de Hariri, l'assassinat de Gemayel est ouvertement assumé comme une « victoire ». Le paradoxe est criant entre le crime passé qu'on mystifie, et le crime présent qu'on ne dit pas. Le verdict d'hier est venu ébranler le mythe Chartouni, en plus d'avoir rendu à la justice son autorité face à un camp qui assumait son crime dans l'impunité – et d'avoir, ce faisant, potentiellement permis l'amorce d'un État de droit.

 

Victoire de la mémoire
En politique, ce verdict a amorcé un équilibre avec le verdict de 1994.
Il a surtout donné aux Libanais, pour la première fois, la possibilité de faire le choix dont ils avaient été privés : choisir entre le droit à l'oubli et le droit à la mémoire.

Le premier impliquerait la fin de l'instrumentalisation politique de la guerre. C'est-à-dire la fin des accusations de « crimes de guerre » contre les Forces libanaises en guise de réplique à la condamnation de Habib Chartouni. Cela impliquerait aussi une prise de distance, individuelle d'abord, à l'égard de figures mystifiées, passées ou actuelles, y compris celle de Bachir Gemayel. Et plus directement, une prise de distance à l'égard des tendances politiques à marquer des points en profitant des mémoires conflictuelles de la guerre. Comme la tendance qui pointe déjà de donner au mandat Aoun le mérite du verdict d'hier.

 

(Lire aussi : Retour sur la vie de Bachir Gemayel, son parcours et son héritage)

 

Le droit à la mémoire, lui, imposerait de pousser plus loin la « victoire de la justice », telle que décrite hier par le député Nadim Gemayel, pour en faire une victoire de la mémoire. Cela impliquerait de dépasser la justice rendue à une communauté pour réfléchir à la justice à rendre aux individus. Une justice rendue contre ou pour un homme devenu une figure emblématique pour un groupe est-elle forcément une justice pour chaque individu membre de ce groupe ? Il s'imposerait de prêter l'oreille à certaines similitudes entre les discours qui s'opposent : ceux qui contestent le verdict contre Chartouni accusent la justice d'ignorer les sacrifices de ceux qui ont combattu avec le camp qu'il représente. Ce grief avait été celui des chrétiens en voyant l'un de leurs chefs condamné. Le besoin de reconnaissance est le même. Et il transparaît même, par-delà leur violence manifeste, dans les mots signés par le Parti syrien national social il y a quelques jours sous le portrait de Bachir Gemayel, place Sassine : « Si vous nous inculpez, nous vous inculpons, si vous nous acquittez, nous vous acquittons... » Ce qui échappe à l'auteur de cet écriteau, c'est que la réconciliation véritable ne passe pas par une condamnation ou une sanction, mais par la connaissance de la vérité sur les faits. Une justice rendue n'est pas forcément une menace, mais une promesse d'avenir.

 

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