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Moyen Orient et Monde - Témoignage

« À Raqqa, la mort est devenue quelque chose de banal »

Tim Ramadan documente, sous un nom d'emprunt, le quotidien des citoyens qui, comme lui, sont restés dans la ville cible d'une offensive visant à déloger l'EI.

Un soldat des FDS dans les ruines de Raqqa, le 12 août 2017. Morukc Umnaber/AFP

À Raqqa, la vie quotidienne est rythmée par les opérations militaires. Les habitants n'ont pas d'autre choix que de s'adapter aux violences s'il veulent survivre. La mort est partout en ville, et y échapper ne tient pas à grand-chose.

Les Forces démocratiques syriennes (FDS) ont lancé l'offensive pour reprendre la capitale syrienne de l'État islamique au groupe terroriste début juin. Composées de milices kurdes, arabes, syriaques, arméniennes et turkmènes, les FDS jouissent d'un soutien direct de la coalition internationale menée par les États-Unis. Mais, si elles ont pu reprendre un peu moins de la moitié de la ville jusqu'ici, elles n'ont pas pu ouvrir de couloirs humanitaires pour permettre l'évacuation de civils.

Près de 300 000 civils ont pu fuir la ville jusqu'à présent. Nombreux sont ceux qui ont dû payer de grosses sommes, jusqu'à un millier de dollars par personne, pour que des membres de l'EI les laissent partir, tout en essayant d'échapper aux mines, balles de sniper ou obus de mortier. Il resterait quelque 5 000 familles en ville : certaines n'ont pas pu fuir, d'autres ne l'ont pas voulu.
Pour ces gens, une journée typique ne commence pas par le traditionnel petit déjeuner. Ceux qui sont restés à Raqqa doivent se limiter à un repas par jour ; les provisions manquent ou coûtent trop cher. Le choix est limité : blé concassé, pâtes, olives, thym et pain rassis composent l'essentiel de l'alimentation des habitants. La plupart des boulangeries ne sont plus fonctionnelles depuis plus d'un mois, pratiquement toutes détruites par les bombardements de la coalition.

 

(Lire aussi : En déroute en Irak et en Syrie, l'EI se replie dans le désert)

 

Les familles restées à Raqqa savent que leur journée va bientôt commencer lorsqu'une voiture piégée envoyée par l'EI explose, ou lorsque les premiers raids aériens de la coalition internationale se font entendre. Les vitres tremblent, les enfants crient. C'est lorsque l'artillerie se tait, pour laisser la place au bourdonnement des drones, que les habitants de Raqqa peuvent enfin s'autoriser à sortir. Il y a de faibles chances que des raids aient lieu durant ces vols de reconnaissance.

Je m'appelle Tim Ramadan. Ce nom d'emprunt me protège, ainsi que ma famille, de représailles éventuelles de l'EI. J'habite Raqqa depuis trois ans. Je travaille comme journaliste avec le Sound and Picture Media Group. Ma mission était de documenter les exactions de l'EI dans la ville et la vie quotidienne des habitants. Mais, depuis peu, je reste enfermé chez moi, je me contente d'informer le monde sur les raids aériens et le nombre de martyrs. Ma vie ne diffère pas trop de celle de mes concitoyens, sauf que je serais immédiatement exécuté par les jihadistes de Daech (acronyme arabe de l'EI) s'ils venaient à apprendre la nature de mon travail.

 

(Repère : Les principaux reculs de l'EI en Syrie et en Irak)

 

Moyens de survie primitifs
La mort est, aujourd'hui, quelque chose de banal, et les habitants de Raqqa ne lui prêtent plus trop attention. Chacun a même pris l'habitude de sortir avec, dans une poche, un morceau de papier où est inscrit son nom complet, et le numéro d'une personne à contacter en dehors de la ville. Au cas où il/elle serait tué(e), ce contact extérieur serait vite mis au courant. Car depuis le début de l'offensive des FDS, plus de 1 200 civils ont été tués par les raids aériens et l'artillerie des FDS, sans compter les dizaines de victimes des snipers de Daech, ou des mines plantées par le groupe dans et autour de la ville.
Pour tenir bon, les derniers habitants de la ville ont recours à des moyens primitifs. Faute de soins et de médicaments, nombreux sont ceux qui utilisent, par exemple, du café moulu pour stopper les hémorragies. L'absence d'aspirine pousse ceux qui souffrent de migraine, en raison des bombardements continus et du stress, à nouer un tissu autour de leur tête.

Lorsque les bombardements s'arrêtent, les hommes sortent dans les rues, sans trop s'éloigner de leur quartier, entre autres pour aider les blessés coincés sous les décombres des bâtiments endommagés par les raids. Ils sortent également avec l'espoir de trouver des produits de première nécessité : quelque chose de comestible, des morceaux de bougie, des médicaments, du bois, des vêtements ou même des morceaux de tissu qui pourraient servir de combustible pour économiser le peu de fioul encore disponible et tellement nécessaire aux générateurs. Certaines herbes sont également ramassées pour faire des soupes : leur goût est très amer, et, la première fois qu'on en mange, il arrive qu'on ait la nausée. Cela dit, on s'y habitue très vite. Pour ceux qui n'ont pas les moyens de faire autrement, c'est un moyen comme un autre de ne pas mourir de faim.

 

(Lire aussi : Vivre à Raqqa près des combats plutôt que dans un camp de réfugiés)

 

Seuls les civils, cependant, vivent cet enfer. Les combattants de Daech, dont le nombre n'excède pas les 500 hommes, ont assez de nourriture et de médicaments pour tenir des mois. Leur prétexte pour ne rien donner aux habitants ? Ils ont besoin de toutes les ressources possibles pour garder leurs forces et « protéger » la ville.

La nuit venue, les bruits d'explosions qui se mêlent aux cris et pleurs des enfants, affamés et effrayés, poussent les gens à se réunir. Pour économiser le peu de ressources qu'ils ont et se rassurer mutuellement, ils se retrouvent souvent les uns chez les autres. Ce qui explique pourquoi les raids de la coalition, en touchant des immeubles dans lesquels des habitants sont ainsi assemblés, font un nombre élevé de victimes.

J'ai demandé, il y a quelques jours, à l'un de mes voisins, un octogénaire affaibli par la maladie, pourquoi il n'avait pas fui avec les autres. « J'étais ici avant tous ces groupes, j'ai déjà vécu des guerres. Je ne sais pas combien de temps il me reste, mais je préfère mourir chez moi, dans ma ville, ou la voir libre une dernière fois », m'a-t-il répondu avec fermeté.

 

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