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Culture - 102e anniversaire du génocide arménien

L’art pour retrouver racines et dignité

Jean Tarpinian : une vie d'artiste peu familière des flonflons mondains sauf pour aller, en toute légale reconnaissance, avec une toile au musée d'Erevan.

« Waiting », de Jean Tarpinian.

Qui se souvient encore de Jean Tarpinian, de sa palette, de ses couleurs, de ses innombrables dessins et tableaux, de son silence, de son effacement, de ses combats avec le quotidien, de sa chambrette à la rue Tal3et Joumblatt à Beyrouth, de sa plus haute solitude ? Et dire qu'on ne connaît même pas la date exacte de sa mort, après son dernier séjour, suite à un déclin de santé, au couvent des mekhitaristes en 1962 après une ultime exposition, tant son parcours est chaotique et effiloché. Un tracé que n'aurait pas dénié Patrick Modiano qui traque les ruelles, les grains de poussière, les pertes de trace, les étoiles clignotantes du passé souvent balayées par les dévoiements et les courroux de l'histoire. Un parcours noir, avec des tentatives d'éclaircies, comme il y en a eu tant dans ce vent de folie et cette chape de plomb qui se sont abattus sur les enfants du pays de Naïri en 1915. On remonte le pénible et tortueux cours de l'histoire et on retrouve le jeune Jean Tarpinian, né en 1907 à Gurun en Anatolie centrale.

C'est en pleine enfance – c'est-à-dire il ne devait pas avoir plus de huit ans – que toute sa famille est décimée. Tel un roman misérabiliste que n'auraient même pas imaginé Xavier de Montépin, Victor Hugo ou Charles Dickens, sa traversée humaine est un brûlant tissu pour contrer l'adversité et mettre en échec la tragédie d'une vie, qu'aujourd'hui la masse de migrants et déplacés du Moyen-Orient ou d'Afrique, pour des raisons tout aussi violentes, reproduit en une affligeante image de commune détresse humaine et dramatique fraternité. Sans que cela n'émeuve outre mesure, tout comme il y a cent ans déjà, les autorités internationales soi-disant civilisées et gardiennes des droits de l'homme.

Orphelin absolu, sans lien parental d'aucune sorte, sans frère ou sœur, son errance commence par la violence d'une turquisation et le dénuement total. Même le nom qu'il portait dans les registres n'était pas le sien, car il est rapporté qu'il serait né sous la désignation de Hovannès Tchilinguirian... Histoire banale et banalisée dans ces années de renversement, de mouvance et de désordre social où les identités étaient bafouées, perquisitionnées, volées, passées au sabre ou à la baïonnette...

Solitude et renaissance

D'orphelinats (il fut au Liban longtemps la pupille de l'orphelinat de Byblos) en expédients pour échapper à de nouveaux malheurs, il fuit à l'âge de l'adolescence, suite à une évasion rocambolesque d'Istanbul où il était arrivé à pied. Il débarque aux environs des années 1930 à Beyrouth. Où se pressait déjà une foule de réfugiés arméniens sauvés des routes de l'exode dans le désert de Syrie.
Il s'installe dans la zone de la Quarantaine au quartier de Sandjak, que son pinceau restituera dans une singulière dignité, illuminée par une aura de beauté simple tel le regard d'une mère éplorée... Des masures en un amas de boîtes d'allumettes abritant toutes les détresses, les dépossessions et les (dé)espoirs d'une humanité en quête de paix. Intérieure et extérieure. Il illustre avec éclat le dire du poète : « Créer une jolie chose c'est donner une joie éternelle. » Telle semble sa devise.

Une nouvelle étape attendait ce jeune homme taiseux, traumatisé et souffrant de l'absence de tendresse et de protection familiales. De petits travaux le réconcilient vaguement avec la vie et la pauvreté qui ne cessera jamais de le hanter. Et lentement, la lumière, comme une sortie de tunnel, vient de l'art du dessin et de la peinture. Une main tendue par la Providence doublée d'un don pour un salut et une renaissance qui viennent à point.

Renaissance, rayonnement et chaleur d'un certain bonheur en s'approchant des cours que prodiguait le peintre orientaliste Georges C. Michelet. Ses amis arméniens, du cercle des artistes, seront Guv, Guvder, Zaven, Toros DerHagopian, Haroutioun Torossian, Galentz, Paul Guiragossian, l'écrivain Antranik Zarouguian. Mais se pencheront aussi sur ses travaux, en toute sympathie, affection et coup de chapeau à son coup de crayon, l'harmonie de ses lignes et les chromatismes de ses couleurs, Rachid Wehbé et Amine Sfeir...

Peintre, pas mendiant

Il avait la considération de tous, sans parler de Dikran Tosbath qui avait acquis plusieurs de ses toiles pour une carrière entamée vers 1940.

Solitaire, rétif à toute compassion, incompris, fier de son art et métier, modeste, dévasté, riche d'une intériorité vibrante de sensibilité, il se rendait souvent au Photo Saro Studio près du cinéma Dunia où avaient lieu les bruyantes réunions des rapins, gens de la bohème et intellectuels de tout poil de l'époque, tels Terdjian et Dikran Ajemian... Mais qui se souvient encore de cette cartographie des lieux et même des personnages qui l'ont animée ?

Jean Tarpinian n'a travaillé – vu ses moyens financiers limités – que dans les petits formats (30 x 40 cm). Dessins, aquarelles et huiles, sur carton, bois, dans un style à l'esprit un peu impressionniste. Il a croqué les paysages, paisibles et campagnards, qu'il côtoyait dans ses longues randonnées aussi bien à Bourj Hammoud qu'à Jounieh, la Békaa, Chekka, Anjar, ou au vieux quartier de Sursock. Et on relève certains portraits de Bédouins en Syrie, ainsi que des hameaux à l'architecture de maisonnettes en toit de chaume comme jaillis d'un autre temps.

Il savait que son art avait de la valeur, mais ne savait pas l'exprimer. On rapporte cette anecdote à son propos. Un nanti, venu visiter son atelier-chambre, s'est permis de lui offrir de l'argent sans vouloir acquérir une toile. L'artiste refuse et déclare : « Je suis peintre, pas mendiant. » Et quand le visiteur maladroit veut redresser la situation, le refus d'obtempérer de Tarpinian n'en est que plus véhément et tranchant. Pas d'atermoiement, pas de commisération, pas de compromis.

Il avait raison d'être si intransigeant et si peu diplomate, si telle était la ligne de conduite convenue, car c'est au musée d'Erevan que trône aujourd'hui une de ses œuvres, lui l'artiste qui n'a pas fait florès de son vivant. Ainsi, comme Arshile Gorky, Martiros Sarian, Zakarie Zakarian, Jean Jansem et tant d'autres, le sens de ses œuvres, éloquent témoignage d'une vie nouvelle, authentique création de la diaspora née de la souffrance et du labeur, a trouvé sa véritable portée et son écrin.


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