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Liban - La vie, mode d’emploi

61 - Le salut par les bonnes œuvres

On pourrait aussi bien dire le salut par l'humanitaire. Le changement lexical montre clairement qu'on fait toujours du nouveau avec de l'ancien et que l'humain n'a, pour forger ses formules magiques, que des possibilités très limitées : sacraliser ou séculariser. L'appellation d'autrefois a l'avantage d'évoquer des disputes passionnées, avec ciel et enfer à la clef, alors que l'humanitaire fait une unanimité aussi plate que l'eau du robinet. Vous en buvez sans même vous en rendre compte, à grands gobelets et, plus spécialement en été, lorsque vous suez à faire des kilomètres sur un tapis roulant et que, devant vous, sur un écran, l'animatrice a ouvert complètement le robinet pour rafraîchir votre foi en l'humain et en sa marche triomphale vers plus de fraternité. Optons, par conséquent, pour les « bonnes œuvres », même si l'expression risque d'offusquer (encore un mot vieillot de l'époque des patronages et des dames à chapeau !) les nouveaux adeptes de cette voie de salut – chacun sait combien les néophytes sont tatillons sur les mots et les virgules tant le sceptique en eux demeure puissant et aux aguets.
Il y a d'abord la photo, car sans photos, plus de bonnes œuvres. Ainsi dans le fameux débat entre Hegel et Kierkegaard, entre l'intériorité où l'on meurt dans son coin ignoré et l'extériorité où l'on recueille dithyrambes et lauriers, le second l'a incontestablement emporté sur le premier. Je reconnais que le rapport n'est pas facile à saisir pour qui passe le plus clair de son temps entre tapis roulant et télé, je ne m'y attarde donc pas et me contente de la photo qui n'a pas besoin d'explication, puisque tout est là sous les yeux : les sourires éclatants, les petits malheureux qu'on tient par la main, vous en tenue qui convient (short, baskets, béret frappé à l'emblème de votre association et lunettes de soleil, comme preuve, si besoin en est encore, que vous êtes dans le Sud, écrasé par la chaleur et la misère, et non dans le Nord froid, égoïste et opulent), les colis à distribuer et un tas d'immondices à l'arrière-plan qui rappellent opportunément combien grande reste la tâche à accomplir, combien elle requiert encore de générosité, de bérets, de lunettes de soleil et, bien sûr, de photos. Car, entre la photo par laquelle tout commence et celle par laquelle tout s'achève, des milliers d'autres seront prises, personne ne consentant plus à lever le petit doigt sans être flashé comme autrefois, seules, les vedettes de cinéma. Et, à constater l'inondation des réseaux sociaux par l'héroïsme en images, il est aisé de prévoir l'avènement d'un temps où œuvrer et poser ne se concevront plus l'un sans l'autre, comme dans la peinture, et finiront presque par s'identifier.
Mais en attendant cette ère qui rendra les bonnes œuvres si faciles et le salut de tous si agréable et mémorable, nous devons encore user de notre plume pour pénétrer au cœur de l'une d'entre elles, là où l'humain se dévoile sans fards, dans toute sa grandeur sublime. Pour nous y conduire, nous avons choisi de suivre les premiers pas d'une jeune femme qui n'aurait pas attiré notre attention sans son regard à la Greta Garbo, dessiné avec une main d'expert. Portée par la grâce d'une telle perfection dans la ligne des yeux, nous nous sentons soudain nous-même artiste et d'attaque.
Elle est assise, dans son tailleur serré, au milieu de femmes plus âgées, membres de l'association « Dames au grand cœur ». Elle a été entraînée, par une amie, pour qu'elle sorte de son fourneau-Garbo-dodo. C'est sa première rencontre avec ses spécialistes de l'« humanitaire » et le jeu de massacre bat déjà son plein ! Qu'elle ait un regard à la Garbo, cela n'est pas tolérable, même pour un grand cœur, surtout pour un grand cœur qui voit l'essentiel invisible pour les yeux. Certes, c'est un renard qui l'a dit, mais le si bien nommé Saint-Exupéry en a fait un gentil renard, apprivoisé et au grand cœur. Si l'on veut avoir ce cœur, il faut impérativement renoncer à l'eye liner et, ce qui serait plus fraternel encore, cacher ses yeux avec de grosses lunettes fumées. Ainsi pourra mieux se révéler l'essentiel invisible pour les yeux. Ici, on n'a que du cœur. Pour s'en convaincre, il suffit de voir les gâteaux en forme de cœur qu'on offre aux pauvres esseulés. Chaque fois qu'ils en reçoivent, ils ont l'impression de fêter la Saint-Valentin. Du cœur, donc, pas des yeux, candidats à l'eye liner, pas de l'intelligence, candidate à la protestation, pas de bouche sinon cousue, bref, rien que de l'humain... avec son cœur sur la main.
Tel est l'accueil plein de cordialité auquel il nous a été donné d'assister. On ne s'appesantira pas trop, par souci de crédibilité, sur la scène suivante que nous avons surprise et au cours de laquelle la présidente de l'association, entrée dans une boutique pour acheter des cosmétiques, confie à la patronne, sans doute une amie, qu'elle espère réussir enfin, ce soir, à retenir auprès d'elle son mari... avec un regard à la Garbo. On laissera, en revanche, s'exhaler le cri du cœur de notre jeune Garbo de service :
Rendez-nous, s'il vous plaît, notre sou, notre bonne vieille charité, notre main droite qui ne sait rien de ce que fait la gauche, les rencontres de hasard, la vie qui ne compte ni ses grâces ni ses disgrâces, le pauvre qui n'est pas là pour nous consoler du mari jamais là, de la beauté qui fait mal et qu'on lacère sauvagement avec la (bonne) conscience d'être soi-même la victime ; reprenez la bonté sur toiles peintes ou dûment consignée dans des albums photos ou inspirée par la bimbeloterie de la Saint-Valentin. Guérissez-vous de vos bonnes œuvres.

Nicole HATEM

On pourrait aussi bien dire le salut par l'humanitaire. Le changement lexical montre clairement qu'on fait toujours du nouveau avec de l'ancien et que l'humain n'a, pour forger ses formules magiques, que des possibilités très limitées : sacraliser ou séculariser. L'appellation d'autrefois a l'avantage d'évoquer des disputes passionnées, avec ciel et enfer à la clef, alors que...

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