Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Témoignage

« Je ne m’imaginais pas sortir de l’enfer d’Alep, vivre et fumer des narguilés près de la mer »

Un jeune photographe syrien, réfugié en Turquie, a remporté plusieurs prix internationaux pour ses clichés de la ville martyre.

Le jeune photographe à Alep. Photo D.R.

La fumée s'échappe de son narguilé. Ameer Alhalbi, 21 ans à peine, les yeux dans le vague, semble profiter de chaque bouffée. « Quand je suis sorti d'Alep, je me suis mis à fumer comme un pompier. Maintenant je fais attention, je me limite pour ne pas me bousiller la santé », sourit le jeune homme, un survivant de l'enfer d'Alep, qu'il a quittée lors des évacuations forcées de décembre 2016.

Quelques mois auparavant, le photographe indépendant racontait à L'Orient-Le Jour sa vie quotidienne sous les bombes et les privations extrêmes dues au siège imposé par le régime aux quartiers rebelles de la deuxième ville de Syrie. Ses photos ont fait le tour du monde, mais Ameer semble déjà être passé à autre chose. À Bursa, ville du nord-ouest de l'Anatolie, dans un appartement loué pour sa mère et lui, « 150 dollars par mois », Ameer rêve d'un ailleurs. C'est avec pudeur qu'il évoque ce qu'il appelle déjà le « passé », même si les souvenirs restent vifs. « Je n'aime pas me rappeler de ces choses-là, je suis tourné vers l'avenir », dit-il.

Son voisin turc cherche parfois à savoir quelle a été sa vie d'avant, à comprendre ce qu'un jeune comme lui a pu endurer, à mille kilomètres d'ici. Alors, Ameer lui raconte quelques bribes de l'horreur vécue, qui suffisent à faire pleurer son nouvel ami. « À Alep, on était vivants, mais on ne vivait pas. On commençait la journée avec une chance sur deux de ne pas revenir à la maison. Mon plus grand rêve était d'y mourir », confie le photographe, qui s'est choisi le prénom Ameer en hommage à son ami tué lors des premières manifestations pacifistes.

En décembre 2011, à mesure que les forces du régime et les milices avancent dans les quartiers assiégés, Ameer, comme tous les autres, se réfugie d'abris en abris, sans eau ni électricité. Un « film d'horreur », où les journées s'éternisent, rythmées par les bombardements dans une prison à ciel ouvert. Le jour de son anniversaire, le jeune homme a droit à un pigeon rôti, abattu par des amis et préparé par sa mère. « Tous mes amis journalistes se mobilisaient en envoyant des photos, en communiquant avec leurs collègues à l'étranger, pour nous faire tous sortir de ce guêpier. Je ne les remercierai jamais assez d'avoir continué leur travail jusqu'au bout », poursuit-il. Jusqu'aux évacuations effectuées dans le chaos. Un dernier selfie avec les copains avec, en fond, une promesse taguée sur un portail en fer : « Nous reviendrons, chère Alep. » Des soldats russes vérifient qu'il n'a pas d'armes et le laissent partir. « Ils n'ont pas posé de question. Ils n'ont pas su si j'étais photographe ou pas », dit-il. Sa mère, sa sœur Yasmine et lui vont ensuite s'engouffrer dans l'un des fameux bus verts, ultrabondé. Ses vêtements sur le dos et sa caméra enfouie dans son sac, Ameer patientera près de 20 heures sans pouvoir sortir, avant que le bus ne démarre enfin en direction du rif d'Alep. De sa ville, il n'emportera rien. Pas même ses photos accrochées au mur de sa chambre, ni sa veste tâchée de sang, témoin des derniers massacres.

 

(Pour mémoire : Alep 2016 : l’année du calvaire)

 

Citoyen de « seconde zone »
« Dommage que nous n'ayons pas été évacués en plein été, je serais en train de nager là », plaisante-t-il alors en envoyant quelques jours après son arrivée, via WhatsApp, une photo de lui dans la neige de Kfar Naha, dans la province d'Alep. Ses proches et lui allaient y rester quelque temps, squattant une ferme, avec quatre autres familles. « Je dormais dans une pièce avec 9 personnes. Nous ne recevions que peu d'aide et je n'avais pas d'habits de rechange », se souvient-il. Conséquence des privations extrêmes des derniers mois à Alep, le jeune homme va se ruer sur les barres chocolatées et les boissons gazeuses achetées chez l'épicier du village, jusqu'à se faire mal au ventre. Dix jours plus tard, il est enfin en Turquie. Chez une tante d'abord, à Antioche, puis à Bursa. « Je ne m'imaginais pas sortir de cet enfer, vivre et fumer des narguilés près de la mer », dit-il. Mais la Turquie n'est pour lui, espère-t-il, qu'une étape.

Après avoir déposé un dossier au consulat de France, afin de pouvoir obtenir le statut de réfugié et refaire sa vie en Europe, Ameer vit désormais dans l'attente d'une réponse. « On m'a posé des questions sur ma vie à Alep, avant la révolution puis durant le siège. On m'a demandé ce que faisait mon père (un Casque blanc tué lors de bombardements du régime en juillet 2016), mais également quel était mon rêve, confie-t-il. Je veux être psychiatre, et ce depuis tout petit. Je lis pas mal et j'espère que je pourrais passer mon bac et entrer à l'université, en France. La photographie sera mon passe-temps. »

Celui qui s'était improvisé photojournaliste à 18 ans, afin de « faire parvenir le message des Syriens en souffrance au reste du monde », n'a pas l'air décidé d'en faire son métier pour autant. Même les prix et autres récompenses obtenus pour ses photos poignantes ne semblent pas le convaincre davantage. « Sincèrement, je ne m'attendais pas à gagner de prix. Je me voyais plutôt mourir tué par un obus. » Le prix Polka de photographe de l'année lui a été décerné, mais aussi à tous « mes frères syriens » qui continuent de risquer leur vie pour témoigner des atrocités de la guerre. Sur la photo d'Ameer pour l'AFP, sélectionnée par le magazine français, deux pères de famille portent chacun sa petite fille dans les bras, au milieu des gravats, après un bombardement dans le quartier d'al-Salihine à Alep-Est, en septembre 2016. Ses images ont également été récompensées par le deuxième prix des catégories Spot News, Singles (informations brûlantes, image seule) et Spot News, Stories (reportages) du plus prestigieux concours de photojournalisme, le World Press Photo. Il reçoit également le 2e prix décerné par Days Japan en février dernier et enfin le prix de l'excellence dans la catégorie impact, attribué à l'issue du concours américain POYI la semaine dernière.
Une reconnaissance mondiale dont le jeune homme ne semble pas mesurer l'ampleur. Il est déjà ailleurs. « Je reviendrai à Alep, c'est certain. En Europe, je pourrai enfin réaliser mon rêve d'être médecin. Ce sera difficile, je le sais, car je suis un réfugié. Je serai probablement traité comme un citoyen de seconde zone, on me regardera peut-être de travers, mais je suis prêt à subir cela », dit-il.

 

 

Lire aussi

Défigurée par la guerre, Alep se prépare à une reconstruction titanesque

Les leçons d’Alep appellent à la lucidité

A Alep, les chrétiens célèbrent Noël dans une église ravagée par la guerre

La reprise d'Alep, un camouflet pour l'Arabie saoudite et le Qatar

Nasrallah : Après la victoire à Alep, la chute du régime de Damas n’est plus possible

La chute d'Alep jette une lumière crue sur les faiblesses de l'Onu

La fumée s'échappe de son narguilé. Ameer Alhalbi, 21 ans à peine, les yeux dans le vague, semble profiter de chaque bouffée. « Quand je suis sorti d'Alep, je me suis mis à fumer comme un pompier. Maintenant je fais attention, je me limite pour ne pas me bousiller la santé », sourit le jeune homme, un survivant de l'enfer d'Alep, qu'il a quittée lors des évacuations forcées de...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut