La 13e Rencontre de Saydet el-Jabal, qui s'est tenue cette année à l'hôtel Le Gabriel, à Achrafieh, a eu le mérite de rompre avec le contentement général qui prévaut depuis la présidentielle, en réorientant le débat vers les questions d'ordre stratégique occultées, au risque d'amener une victoire définitive de l'Iran au Liban. Ces questions incluent le bellicisme régional du Hezbollah, son arsenal illégal intérieur et son modèle de monopole communautaire et de repli identitaire, fidèle à la théorie de l'alliance des minorités (propre au régime Assad), que d'autres au Liban ont fini par mimer.
Le rapport politique annuel dont a donné lecture le coordinateur du 14 Mars, l'ancien député Farès Souhaid, a tenté de démontrer que le compromis de la présidentielle, « déséquilibré » et sans « finalité claire », risque de servir pernicieusement d'instrument supplémentaire à l'hégémonie iranienne. Loin de vouloir « nier les avantages relatifs de ce compromis jugé "nécessaire" par certaines parties, ni en banaliser l'effet d'apaisement sur l'opinion publique (même si les appréhensions de celle-ci sont parfois plus forcées que réelles) », le document a été épuré des « exagérations, positives ou négatives, ayant accompagné le compromis ».
Certes, celui-ci a « mis un terme à l'effondrement accéléré de l'État, lequel risquait de devenir un État failli ». Il a également réussi à « n'exclure personne » dans la forme. Enfin, aux yeux des acteurs régionaux et internationaux, « il a contribué à faire du Liban une sorte d'espace préservé, à même d'influencer positivement la genèse d'un compromis régional ». Il se situerait donc à mi-chemin entre « l'initiative interne pure » et « la directive régionale », estime le texte, en banalisant « les surenchères internes sur son caractère purement libanais ».
Mais « ce prétendu compromis ne semble ni stable ni constant ». Il s'agirait plus d'une entente transitoire, souffrant de surcroît d'un déséquilibre à plus d'un égard.
En effet, ce n'est pas une dissolution simultanée du 8 Mars et du 14 Mars qui aurait amené cette entente, mais « l'effritement seul du 14 Mars (...). Il n'a jamais été question de quelque émiettement du 8 Mars, ce camp se résumant à un parti (le Hezbollah, NDLR) et ses auxiliaires, sans s'assimiler à une alliance », relève le texte.
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À ce déséquilibre organique interne s'ajouterait un autre, à l'échelle régionale. Le document rappelle en effet que le « compromis » a pris naissance « avant la transition de l'administration américaine », et à l'instant ponctuel « où les rapports de force régionaux étaient favorables à l'axe irano-syro-russe, à la suite de la bataille d'Alep ».
Par conséquent, « le compromis sonne le glas de la configuration traditionnelle 8 Mars-14 Mars sans en donner une autre alternative (...) », sinon celle « d'un retranchement des principales forces politiques derrière leur pré carré communautaire ». Et à défaut d'une finalité pouvant être cernée, « ce compromis reste ouvert aux aléas de la région, notamment du terrain syrien ».
Autrement dit, « la crise libanaise nationale est restée telle quelle, avec le même manquement flagrant à la souveraineté nationale ». Pire, « au nom d'une prétendue volonté de prémunir le terrain libanais contre les retombées de la guerre en Syrie, le compromis n'a fait que l'y impliquer davantage ». « J'utilise le mot compromis pour ne pas employer celui de capitulation... » souligne Farès Souhaid.
« La perdition des chrétiens »
Et le règne des rhétoriques communautaristes « rend plus difficile que cela ne l'a jamais été, même sous l'occupation syrienne, de constituer une plateforme nationale commune (...) », passage obligé de toute aspiration indépendantiste. « Jamais le goût pour le monopole politico-communautaire n'a été aussi marqué (...), et particulièrement dans la sphère chrétienne », estime le document de Saydet el-Jabal. « La perdition politique des chrétiens est due à la dénaturation de leur vision d'eux-mêmes : ils sont passés de l'interaction vitale avec leur environnement aux réflexes d'une minorité apeurée. » Le danger en serait double. Le premier serait de neutraliser toute aspiration à l'indépendance : le partenariat historique islamo-chrétien a toujours défini « la légitimité libanaise » et fondé son indépendance, depuis le plaidoyer « national et non religieux » du patriarche Hoyek en 1919 en faveur du Grand Liban, en passant par le pacte national de 1943, jusqu'à « la seconde indépendance de 2005, ou la preuve que l'indépendance sans réconciliation interne est impossible ».
Aujourd'hui, à défaut d'unions intercommunautaires pour un projet souverainiste, l'on a du mal à identifier l'existence même d'une intrusion externe. « Ce n'est même pas d'influence iranienne qu'il faudrait parler, mais carrément d'une occupation iranienne », devait ainsi lancer quelques minutes plus tard Fayez Azzi, lors du débat autour du document politique. Et la psychologue Mona Fayad de constater que « cette fois, contrairement aux autres périodes d'occupation, personne n'ose désigner l'occupant ».
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Danger économique
Le second danger de la cohabitation de communautés sans projet national commun serait d'induire un partenariat instable, particulièrement nuisible sur le plan économique. C'est cet angle qu'a exploré l'économiste Toufic Gaspard. Ce dernier s'est interrogé sur le mutisme quasi général aussi bien politique que médiatique face aux magouilles sur le dossier pétro-gazier. « Les décrets approuvés récemment en Conseil des ministres, des documents de cent pages devant définir les cahiers des charges relatifs à l'exploitation pétrolière pour les trente ans à venir sont restés trois ans et demi dans les tiroirs du Grand Sérail, interdits d'accès à tous.
Ce n'est qu'un jour avant leur approbation que les documents ont été transmis aux ministres, et ces derniers ont été littéralement contraints de les approuver sans lecture préalable, sans mot dire », s'est-il indigné, pointant du doigt certaines sociétés libanaises dont les noms avaient circulé comme partenaires potentiels de l'exploitation des ressources off-shore, comme Petro Leb, « créée il y a trois ans, au moment de l'élaboration des décrets en question, et dont le capital est inférieur à 1 000 dollars ». M. Gaspard met par ailleurs en garde contre l'excès de crédits alloués à la fonction publique dans le nouveau projet de budget, qui excède les 20 %, du jamais-vu dans des pays qui se respectent, souligne-t-il. Un signe parmi d'autres que le pays court droit à une catastrophe économico-financière à la chypriote, voire à la grecque, selon lui.
Le schisme entre la base civile et la classe politique a ainsi sous-tendu le débat, l'objectif demeurant toutefois d'éviter l'amalgame entre la réforme de l'État et le recouvrement de sa souveraineté. Deux enjeux qui devraient aller de pair, sans se confondre, à travers le projet de dialogue pluriel lancé par Saydet el-Jabal, sur les bases intangibles de l'engagement pour le « vivre-ensemble, l'indépendance et la souveraineté de l'État, le document d'entente nationale de Taëf et la constitution en vigueur, la charte internationale des droits de l'Homme et les résolutions internationales, ainsi que l'intérêt arabe commun pris dans le contexte régional et international du Liban ».
Un retour aux sources pour Saydet el-Jabal, donc. Mais avec un absent de taille au tableau : l'indéniable support théorique, le génie humaniste de Samir Frangié.
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commentaires (6)
"À ce déséquilibre organique interne, rappelle M. S'ëéééd, s'ajouterait un autre régional. En effet ce « compromis » a pris naissance avant la transition de l'administration américaine, et à l'instant ponctuel où les rapports de force étaient momentanément favorables à l'axe irano-syro-russe.... ! Par conséquent, démontre-t-il, ce « compromis » sonne le glas de la configuration 8 Mars-14 Mars sans en donner une autre alternative, sinon ; malheureusement ; celle du retranchement libanais derrière son pré-carré communautaire-confessionnel ! Et, à défaut d'une finalité Nette et Claire, « ce compromis » reste ouvert aux aléas du terrain.... Syrien ! Autrement dit, la crise libanaise est restée telle quelle, avec le même manquement flagrant à la souveraineté nationale. Pire, au nom d'une prétendue volonté de prémunir le terrain d'ici contre les retombées de la guerre en Syrie, ce même « compromis » n'a fait que l'y impliquer davantage !". Ce mot « compromis » utilisé par Docteur S'ëéééd, pour ne pas se voir obligé d'employer.... celui de capitulation ! BRAVO !
ANTOINE-SERGE KARAMAOUN
21 h 08, le 11 février 2017