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Nos Lecteurs ont la Parole

Beirut Hotel

Adib Y. TOHMÉ
Ça se passe quelque part à Beyrouth. Oui, Beyrouth, vous connaissez ! Ce magnifique hôtel au bord de la mer, avec une vue imprenable que tout le monde nous envie. Cet hôtel 5 étoiles mais plutôt fréquenté par des pauvres. Ou plutôt 2 étoiles mais fréquenté par des riches. Dans une chambre de cet hôtel, un homme est au téléphone. Allô ?
La réception ? Ça sonne dans le vide pendant dix bonnes minutes. Puis quelqu’un décroche. 
– À votre service. Que puis-je faire pour vous ? 
–
Ce que vous pouvez faire pour moi ? C’est que j’en ai ras le bol. Je ne sais pas par où commencer. Le courant ne passe pas. Dès que j’allume l’électricité dans le salon ça fait un court-circuit dans la télé. Quand je branche la télé, j’ai un trou noir à l’affichage. Quand quelque chose s’affiche à l’écran, les coupures d’images sont plus fréquentes que les images elles-mêmes. Quand je change de station, ça fait disjoncter le courant. Et toutes les ampoules sautent de la chambre jusqu’à la salle de bains. Quand je connecte l’ordinateur, ça coupe la ligne téléphonique. Quand je fais un appel, ça grippe la connexion Internet. Quand je tire la chasse d’eau, ça vide la baignoire. Quand j’ouvre le robinet du lavabo, l’eau coule de partout, sauf du robinet. Alors vous envoyez quelqu’un me réparer tout ça, sinon vous allez m’entendre. 
– Je vous entends, je vous signale. Alors premièrement, ce n’est pas la faute de l’hôtel si vous avez les images coupées. C’est la faute des gars du cinquième étage. Vous savez, les gens du cinquième, ils se croient plus intelligents que les autres. Alors, ils trafiquent, ils bricolent et ils morcellent l’information. Ils l’aplatissent en quelque sorte afin qu’elle ne choque plus. Vous savez, chez nous, on n’aime pas être choqué. Ménager les susceptibilités de nos clients, c’est sacré. Les gens du cinquième étage veillent à préserver cette sacralité de nos mœurs. Ils n’utilisent pas le fouet, mais les ciseaux. Alors ils censurent les images. Ou tout simplement les œuvres et les artistes, voire des théâtres en entier.
 — La démolition du théâtre, c’est eux ? 
– C’est à cause d’eux. À force d’aplatir, il ne reste plus que du désert, partout. Alors on est obligé d’ériger en hauteur. C’est instinctif. C’est humain. 
– Et les coupures d’électricité, c’est eux aussi ? 
– Non. Pour l’instant, vous pouvez avoir le courant seulement quand vous n’en avez pas besoin. En attendant, vous pouvez vous abonner aux générateurs. Ceux-là, au moins, c’est des valeurs sûres, en temps de guerre ou de paix, ils sont toujours là. Pour un supplément de prix, vous pouvez espérer avoir la lumière. Si le courant ne passe plus, il y a toujours les bougies. C’est moins polluant et plus calme. L’écologie, nous y tenons. Mais attention, pas de fumée à côté de la tuyauterie. On ne sait jamais, un accident peut rapidement survenir. 
– Justement parlons du gaz. Ça sent le gaz partout, dans la salle de bains, dans la chambre, dans les placards, partout. Mais impossible d’avoir de l’eau chaude. J’ai l’impression d’être dans une grande bonbonne de gaz qui peut exploser à tout moment. Mais je n’ai pas de gaz. Ce que je voudrais en priorité, c’est colmater les fuites. 
– Notez bien que vous respirez l’avenir. Vous avez du flair et ce n’est pas une métaphore. Le gaz est sous l’eau et il nous attend pour l’extraire. Le gaz, c’est notre trésor enfoui. C’est l’odeur de la mer. Là, vous reconnaîtrez que nous n’y sommes pour rien mais nous espérons beaucoup. Quant aux fuites, c’est la faute des constructeurs et des développeurs. Ils ont bousillé l’installation en adoptant une nouvelle méthode de répartition des tâches. Diviser le travail, ils n’ont rien à en foutre. Ce qui compte pour eux, c’est les revenus, le « top line » comme ils disent. À force de se partager la marge tout au long de la chaîne de sous-traitance, il ne reste plus rien pour celui qui va accomplir la besogne. Résultat : c’est du n’importe quoi. Pourtant, nous avons dépensé des fortunes pour l’installation. Je serais vous, je réclamerais une enquête. 
– Au fait, parlons d’enquête. J’ai examiné votre facture, vous notez des frais parfaitement fantaisistes pour des services qui n’existent que dans votre imagination. C’est quoi cette histoire ? 
–
C’est que les prix majorés, c’est une question d’étoiles et d’intérêts. L’intérêt, c’est le prix à payer pour conserver nos étoiles. Pour cela, il faut s’adresser aux banques. Les banques sont notées et leurs notes influent sur nos étoiles. Une étoile en moins, et c’est le désastre annoncé. Payer les frais et les intérêts est devenu un acte collectif altruiste, un geste de bon Samaritain. Je ne suis pas économiste, mais tout ce que je peux vous dire, c’est que les coupures de courant, la fuite d’eau et la fuite de gaz, c’est peut-être la faute des banquiers. Bon, arrêtons la discussion sur ce sujet. Ce n’est pas le moment. 
– Et la connexion Internet ! Vous allez me dire que la direction n’est pas responsable.
 – Là c’est autre chose. C’est une affaire de générations. Vous savez, si on greffe une troisième génération mal préparée sur une deuxième génération surexploitée, la greffe ne prend pas. Le système aura nécessairement des ratés, jusqu’à imploser complètement. Et on retournera mécaniquement à la première génération. 
C’est la faute de cette troisième génération. Elle veut faire les choses tellement vite qu’elle ne reconnaît pas l’ours sauvage. Ou plutôt, elle se croit capable de le dompter ou de l’ignorer. C’est comme dans l’affiche (alfa) du skieur qui dévale la pente et va tout droit dans les bras de l’ours. Résultat : non seulement l’ours va le ralentir, mais il risque de l’arrêter, et plus vraisemblablement de le croquer. 
Et cela, le slogan ne le dit pas. La morale ? Il faut savoir reconnaître l’ours ! 
– Mais qu’est-ce que vous me racontez. Passez-moi le responsable ! 
– Justement chez nous il n’y a pas de responsable. Il y a cependant plusieurs irresponsables. Une bande d’incompétents qui se partagent la collecte des ressources des ailes privatisées. Mais les services communs sont laissés à l’irresponsabilité collective. C’est ce qui fait notre charme. Justement, de quel côté es-tu ?
8 ou 14 ? 
– Je suis juste un citoyen libanais, un citoyen L Allô ? Allô ? La réception ?
Zut, ça a coupé. Il n’y a même plus de tonalité. Plus rien, plus personne. Allô ?
Allô !

Adib Y. TOHMÉ
Ça se passe quelque part à Beyrouth. Oui, Beyrouth, vous connaissez ! Ce magnifique hôtel au bord de la mer, avec une vue imprenable que tout le monde nous envie. Cet hôtel 5 étoiles mais plutôt fréquenté par des pauvres. Ou plutôt 2 étoiles mais fréquenté par des riches. Dans une chambre de cet hôtel, un homme est au téléphone. Allô ? La réception ? Ça sonne dans le vide...

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