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Nos Lecteurs ont la Parole

Pour Amin Maalouf, le « désorienté », « un frémissement d’espoir »

Dr Joseph KREIKER
Les désorientés ! Qui sont-ils? Une bande d’étudiants, inséparables dans l’adolescence, rêvant de changer le monde et dispersés dans divers pays se retrouvent, vingt-cinq ans plus tard, à la suite de la mort d’un ami, Mourad. À l’occasion de leur retour au pays natal, ils sont face à leurs réminiscences, leurs remords, leurs regrets, leurs déceptions, la marque indélébile des tragédies vécues au cours de leurs trajectoires si diverses. Des retrouvailles difficiles malgré un sentiment d’amitié demeuré aussi vivace et presque intact; amitiés cependant égratignées, écorchées et ayant subi l’épreuve du temps. Toutes les valeurs sont corrompues et souillées. Une scission sépare les exilés de ceux qui sont restés au pays. Une véritable fracture physique et psychologique du groupe et une disparition définitive des rêves d’antan.
Amin Maalouf nous invite, sans jamais nous bousculer, à méditer, à réfléchir sur les pensées fondamentales qui ont jalonné leurs trajectoires. Ces jeunes, c’est chacun de nous ; nous avons tous formulé, dans notre jeunesse, des rêves impossibles et subi des désillusions aussi amères. Tous ses personnages sont des désorientés et des exilés. Et nous aussi ! Ce qui donne à cet ouvrage intense une haute authenticité et une grande proximité avec le lecteur. Avec des mots simples et un style fascinant, Amin Maalouf nous emporte dans le monde des rêves égarés et des dures réalités de la vie. Ces amis qui se dévoilent, petit à petit, au fil des jours, qui sont-ils ?
Adam, l’exilé volontaire, historien moraliste et pointilleux, est réveillé en pleine nuit par l’appel de son ami agonisant Mourad et sa femme Tania. Il revient au pays pour rejoindre son ami avec lequel il s’était brouillé. La mort est arrivée plus vite qu’Adam. « Il évoque son souvenir sans le condamner ni l’absoudre. » « Un ami d’enfance ne peut être désadopté. » Adam est le personnage qui colle le mieux au portrait d’Amin Maalouf. Cependant, je suis tenté de comparer son exil à l’île d’Yeu à celui de son ami, le moine Ramzi, qui s’est retiré au couvent.
Une fois qu’Adam retrouve les lieux de sa jeunesse avec Sémiramis, le passé refait surface ; il se remémore un à un ses amis : Naïm, le juif émigré au Brésil, convaincu qu’il n’y aura plus aucune communauté juive dans le monde arabe ; Bilal, le musulman rêveur, piqué d’une sensibilité littéraire, belliqueux qui se fait tuer au combat sans avoir tiré un seul coup de feu et sans avoir tué personne ; Albert, qui rate son suicide à la suite d’un rapt dont il est la cible ; Ramez le musulman, homme d’affaires qui se sent, malgré sa richesse, esclave du luxe, dans ses relations avec les grosses fortunes qui font appel à ses services, et qui par ailleurs se sent humilié par son appartenance dès sa naissance à une civilisation vaincue de façon irrémédiable. Nidal, frère de Bilal, l’islamiste fréquentable avec qui on peut engager un dialogue, mais un dialogue difficile. Ramzi l’ingénieur, associé de Ramez, ayant fait fortune et raté sa vie familiale, se destine à une vie de moine et se retire dans un couvent, loin du monde qui le déçoit. Je n’oublie pas Sémiramis, l’amie d’enfance qui troublait au plus haut point Adam le timide, devenue aussi l’amante d’une ou deux nuits, après autorisation accordée, en bonne et due forme, par Dolorès, sa femme. Adam cherche par-dessus tous les obstacles, à la demande de Tania, à arranger des retrouvailles du cercle d’amis sur la terrasse de Mourad. Son rêve de retrouvailles s’achève avant de commencer... La mort a encore frappé. Trois des amis sont retrouvés calcinés, la voiture qui les menait au rendez-vous ayant fini sa course au fond d’un ravin.
Amin Maalouf ramène à ma mémoire le beau poème de Marcel Pagnol chanté par Yves Montand : Trois petit’s notes de musique. Ces petit’s notes, un jour sans crier gare, elles vous reviennent en mémoire, et lèvent du fond des souvenirs un cruel rideau de scènes sur mille et une peines qui ne veulent pas mourir.
Au-delà des goujateries et des images fictives ou réelles, Amin Maalouf distille ses idées, ses analyses, ses opinions sur tout ce qui touche l’humanité. Il aborde encore et toujours les sujets qui le taraudent : la morale, l’éthique, l’exil, les identités, la politique, la religion, les amitiés, l’amour, la guerre, la richesse...
L’auteur se situe à la lisière entre la croyance et l’incroyance, entre l’exil et l’engagement pervers, entre son pays natal et son pays adoptif, entre sa compagne et sa maîtresse, entre la fierté des illusions de jeunesse et la tristesse des déboires actuels, entre les tragédies des Arabes et celles des juifs. On retrouve un monde arabe déconnecté de la conscience de l’Occident. La montée du nazisme fut la calamité majeure qui a marqué irrémédiablement notre planète et secoué les consciences du monde avec la tentative d’extermination du peuple juif. Le monde continue de sentir les vagues meurtrières de ce séisme qui a abouti à la naissance d’Israël. Une tragédie qui génère une autre tragédie. Nous entrons dans une nouvelle période de turbulence marquée par une autre calamité : l’islamisme et l’anti-islamisme.
Amin Maalouf a « le lâche privilège d’être un déserteur honnête ». Il a toujours été un solitaire et s’est toujours senti partout un « invité ». « Incurablement étranger sur la terre natale et sur les terres d’exil. » À aucun moment il ne nomme le pays natal de ses personnages. Il évite de s’exprimer directement sur les guerres qui ont dévasté le Liban. On ne retrouve dans sa narration que les conséquences des conflits sanglants et une révolte furieuse. Il maudit tous ceux qui, piètrement résignés, ont maintenu le pays dans un état d’archaïsme, de violence et de corruption. Tous ceux qui ont imposé une démocratie tribale et une paix civile épisodique.
Un exil volontaire, réfléchi, pour fuir l’insoutenable immoralité, l’injustice des guerres, la vanité de mourir pour des causes relevant de la sauvagerie et dénuées de toute pureté et noblesse. Un exil décrit comme une question de « posture vis-à-vis d’un pays qui l’a déçu ». « Il ne se console pas de la disparition de l’avenir. » « Le pays dont l’absence l’attriste et l’obsède n’est pas celui qu’il a connu dans sa jeunesse, c’est celui dont il a rêvé, et qui n’a jamais pu voir le jour. » Toutes ses frayeurs et ses rages ne dissipent pas « sa joie charnelle de se sentir sur sa terre natale ». Il affirme : « Moi je ne suis allé nulle part, c’est le pays qui est parti. » Vers la violence et la régression. « Tout homme peut partir, c’est son pays qui doit le persuader de rester. » Bien sûr, quand le navire prend l’eau, il faut sauter par-dessus bord et surtout ne plus y remonter.
Où irions-nous si cette planète en sursis sombrait dans la barbarie ? Amin Maalouf nous ouvre une petite lucarne en affirmant : « Il est vrai que chaque soir je redécouvre pour quelle raison je me suis éloigné de ma patrie natale ; mais je redécouvre aussi chaque matin pour quelle raison je ne m’en suis jamais détaché. » « Ma grande joie est d’avoir retrouvé au milieu des eaux, quelques îlots de délicatesse levantine et de sereine tendresse ; un frémissement d’espoir. »

Dr Joseph KREIKER
Les désorientés ! Qui sont-ils? Une bande d’étudiants, inséparables dans l’adolescence, rêvant de changer le monde et dispersés dans divers pays se retrouvent, vingt-cinq ans plus tard, à la suite de la mort d’un ami, Mourad. À l’occasion de leur retour au pays natal, ils sont face à leurs réminiscences, leurs remords, leurs regrets, leurs déceptions, la marque indélébile des...

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