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Moyen Orient et Monde - Témoignage

Parler de ces Libyens qui relèvent la tête

Selma évoque sa Libye, qu'elle a quittée en 1978.
On ne parle que de Kadhafi. Elle, elle aimerait que l'on parle des Libyens. Des Libyens que ce colonel ne représente pas. Plus qu'elle aimerait que l'on parle de ces Libyens, elle a besoin que l'on parle d'eux. Depuis le début de la révolte, elle passe son temps sur Internet à glaner des informations. « Je bouillonne », dit Selma. Ses yeux vert olive, grands ouverts, ne disent pas autre chose.
Selma n'est pas son vrai nom, mais un pseudo que cette Libyenne s'est choisi. Un pseudo qui dit que la peur est toujours là. Si elle est installée à l'étranger, des membres de sa famille vivent toujours en Libye.
Selma a 15 ans quand elle quitte Tripoli, en 1978. L'école franco-libyenne où elle est scolarisée ne va pas au-delà de la troisième. Son bac, c'est dans un internat européen qu'elle le passe. Rapidement, ses trois sœurs et sa mère la suivent. Son père reste au pays.
L'idée de départ était que Selma rentre à Tripoli après son bac. Qu'elle retrouve, après cette parenthèse, la Libye de son enfance, Tripoli, cette « très belle ville », ses arcades, son style architectural italien. « On se croirait à Bologne ! » Retrouver aussi la ferme de son père, en dehors de la capitale, où la famille se rassemblait pour des pique-niques tous les vendredis. « De cette période, il me reste le sentiment d'une véritable douceur de vivre. »
Mais après son bac, Selma ne rentre pas. En Libye, Mouammar Kadhafi commence à faire des siennes. Les entreprises privées sont nationalisées, les propriétaires sont dépossédés des maisons qu'ils n'occupent pas. Le père de Selma perd son entreprise et plusieurs maisons. Difficile à encaisser pour cet homme qui n'a pas fait d'études mais s'est fait tout seul.
En 1985, Selma rentre à Tripoli pour passer des vacances avec son père. Il l'emmène devant les maisons qui sont désormais squattées. « Il passait devant, faisait marche arrière, crachait sur le portail et me disait : "N'oublie jamais, ça c'est à moi". »
Le 15 avril 1986, 10 jours après l'attentat contre la discothèque berlinoise La Belle, attentat imputé au régime libyen, l'aviation américaine bombarde Tripoli et Benghazi. Pas moyen de quitter le pays. Quand Selma parvient enfin à partir, elle est traumatisée. Elle a 23 ans et décide de tourner la page libyenne.
Son père, lui, ne veut pas partir. « Mon père aimait sa terre, il aimait son pays, même s'il avait, comme on dit en arabe, le cœur brûlé après les malheurs qu'il avait subis. »
Pour Selma, comme pour tous les Libyens, la vie en Europe n'est pas simple pour autant. Elle vit en France et étudie en Suisse. Il faut décrocher les permis de résidence, les visas. Subir la froideur des fonctionnaires. Comprendre, peu à peu, que Libyen rime désormais avec terroriste. « Quelle humiliation ! C'était tellement dur. »
Subir l'humiliation, tout en gérant la peur. Longtemps, Selma a évité de dire qu'elle était libyenne. « Nous étions tous paranos, même nous Libyens résidant à l'étranger. Et quand on appelait la famille en Libye, on parlait sous forme de code. Dire "il fait beau" pour dire "tout va bien". »
En décembre 2007, Kadhafi débarque à Paris pour une visite officielle. « J'étais indignée. Comment la France qui m'avait accueillie, la France aussi qui m'avait humiliée dans ses préfectures, comment cette même France pouvait-elle recevoir cet homme avec tous les honneurs ? Je ne comprenais pas. Je l'ai vécu comme une agression. Quand le journal télévisé de France 2 montrait les images de Kadhafi à Paris, j'avais l'impression que le mec était dans mon salon ! » Et Selma voit toutes ces entreprises se ruer en Libye à la faveur du retour en grâce de ce pays et de son pétrole sur la scène internationale. « Les étrangers se sont mis à débarquer en Libye, à y investir. Mais qui sont ces gens qui viennent faire de l'argent chez nous alors que le Libyen moyen gagne encore un salaire minable au regard de la richesse de son pays et que les Libyens exilés ne peuvent profiter de leur pays ? » s'insurge Selma.
Peinée, aussi, Selma, par le gâchis qu'est son pays. « La Libye est un pays riche, trois fois la superficie de la France, des milliards de revenus grâce au pétrole. Tripoli, ce sont encore de belles plages sauvages, un patrimoine archéologique exceptionnel. Nous aurions pu être comme un Émirat. Le gâchis est total, les hôpitaux et le système éducatif par exemple sont dans un état lamentable »

Tout est possible
Il y a deux ans, le père de Selma est décédé. Un mois après son épouse. En mars 2009, après le décès de son père, la jeune femme revient en Libye, pour la première fois depuis 1986. « À l'aéroport d'Amsterdam, en attendant ma correspondance, j'étais malade de peur. Combien de fois me suis-je dit que j'allais renoncer à ce voyage. » Et puis Selma a embarqué. Direction Tripoli. En Libye, elle entame des démarches pour récupérer les maisons de son père. Un tribunal statue en faveur de sa famille. Mais les squatters, des proches du régime, ne bougent pas pour autant.
Jusqu'à sa mort, le père de Selma a gardé l'espoir que les Libyens se rebelleraient un jour. Le vent de la révolte s'est levé le 16 février. Au début, Selma n'y croyait pas. « Tout le monde me disait, après Ben Ali et Moubarak, c'est Kadhafi qui va tomber. Moi, je répondais : "Pas du tout. Les Libyens n'ont pas faim, ils sont anesthésiés depuis 42 ans, ils subissent." Et je me disais aussi, pourquoi nous révolter ? Finalement, nous connaissons notre ennemi, c'est peut-être mieux ainsi. »
Mais la révolte se propage. Selma commence à bouillonner. Elle tente de joindre ses cousins, ses amis à Tripoli. « Ma cousine est sans nouvelles de son fils qui travaille dans le désert pour une compagnie étrangère. À Tripoli, on me dit que les journées sont calmes. C'est la nuit que les choses se gâtent. Les gens restent terrés chez eux, ils ne vont pas travailler, malgré les SMS qu'ils reçoivent qui leur disent de reprendre une vie normale. »
Kadhafi est-il fini ? « Je ne sais pas. Tout est possible. Mais s'il est fini, ensuite, qui va venir à sa place ? Il n'y a pas de parti politique en Libye, pas de leader politique. »
Qu'il s'accroche ou qu'il tombe, Kadhafi mettra du temps à sortir de la tête des Libyens. Pour Selma, il est Kadhafi, le colonel, le mec. Dictateur, tyran aussi ? « Oui, bien sûr, mais les mots ne sortent pas. » La peur, toujours, intégrée.
Mais Kadhafi, ce n'est pas de lui dont Selma veut parler. Elle veut parler de ces Libyens « qui montrent aujourd'hui qu'ils sont un peuple pacifique. C'est à mains nues et c'est unis qu'ils résistent ». De ces Libyens qui « ne s'entre-tuent pas, de ces Libyens qui retrouvent leur dignité, de ces Libyens qui relèvent la tête ».
« Un jour, on va me rendre ce qu'on m'a pris », avait dit le père de Selma.
On ne parle que de Kadhafi. Elle, elle aimerait que l'on parle des Libyens. Des Libyens que ce colonel ne représente pas. Plus qu'elle aimerait que l'on parle de ces Libyens, elle a besoin que l'on parle d'eux. Depuis le début de la révolte, elle passe son temps sur Internet à glaner des informations. « Je bouillonne », dit Selma. Ses yeux vert olive, grands ouverts, ne disent pas autre...

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