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Moyen Orient et Monde - Reportage

Place Tahrir : « Nous avons changé l’Égypte ! »

« Le sang des martyrs n'est pas perdu », lance la foule, chavirée par l'émotion, après l'annonce du départ de Moubarak.

Un enfant égyptien s’est fait hisser sur un char, hier soir place Tahrir au Caire, pour saluer un officier de l’armée. Cette dernière, à l’inverse de la police, est appréciée par la population qui a souvent fraternisé avec la troupe lors des manifestations. Yannis Behrakis/Reuters

Comment décrire la place Tahrir quand fut annoncé le départ de Hosni Moubarak ? Nul mot n'est assez fort. L'instant est à couper le souffle. Quel mot pour exprimer ce moment où un peuple prend les rênes de son destin en main ?
Avant la Tunisie, cela relevait de l'utopie. Quand Ben Ali a fui, la possibilité d'un autre destin s'est installée dans les esprits. Hier, au Caire, les Égyptiens l'on fait. Impensable, il y a seulement vingt jours.
« Le sang des martyrs n'est pas perdu ! » C'est presque en chœur que tant de lèvres laissent jaillir cette phrase. Ces martyrs dont les photos recouvrent toutes les surfaces de la place Tahrir. Hier matin, un enfant demandait à sa mère qui étaient ces personnes, sur toutes ces affiches. « Ce sont eux qui sont morts pour nous, ils sont au paradis, ils sont très heureux », lui a-t-elle répondu. À un autre enfant qui pleurait de peur d'être attaqué par les baltaguis, les voyous, sa mère a acheté un tee-shirt rouge sur lequel est écrit : « L'Égypte libre ». Liberté, freedom, houria... À Tahrir, le mot se décline désormais dans toutes les langues.
« Lève la tête, tu es égyptien ! » scande la foule au rythme des coups frappés sur des plaques de métal, celles-là même qui servaient de barricade face aux assauts des baltaguis il y a quelques jours.
La dignité. C'est bien de cela qu'il est question sur cette place. « Ils n'ont pas compris, lui et les siens, que c'était de dignité que nous avions soif. Durant son règne, nous avons fini par avoir le sentiment que nous étions des moins que rien. Ils nous ont montés les uns contre les autres, chrétiens contre musulmans, Bédouins contre tout le monde. Ils nous ont accusés de ne pas être nationalistes », lance une femme. « Nous sommes même devenus des champions du harcèlement sexuel à cause d'eux », rétorque son voisin.
Moubarak est parti. Sur la place Tahrir, les Égyptiens se redécouvrent, prennent conscience de leur potentiel, de leur force, de leur valeur. « C'est l'héritage ancestral qui est ressorti d'un coup on ne sait comment ! » s'exclame l'un des manifestants.
Moubarak est parti. Les Égyptiens de Tahrir exultent, chavirés par l'émotion et la joie. Ils parlent sans cesse, s'embrassent. Ils ont été ensemble dans la lutte contre le régime. Ils sont ensemble dans le destin retrouvé. Nouvelle connivence. Autour d'eux, autour de la place, c'est le ballet des voitures couvertes du drapeau égyptien, klaxon enfoncé.
Indescriptible ambiance ! Que dire ? L'impression d'une bouteille de Coca-Cola, follement agitée, et subitement débouchée ? L'impression d'un magnifique feu d'artifice ?
« Nous l'avons délogé ! Nous l'avons délogé ! » Ces Égyptiens euphoriques, drapeau à la main, commencent une phrase, ne peuvent la finir. « Nous l'avons délogé », répètent-ils sans cesse, comme pour se convaincre de la réalité de cette histoire qu'ils sont en train d'écrire.
Aux entrées de la place où le service d'ordre est resté opérationnel malgré la liesse, des jeunes, pots de peinture et pinceaux à la main, tracent les trois couleurs du drapeau national sur les mains et les visages. Je fais remarquer à l'un d'eux que le rouge est plutôt rose, il lance : « Nous avons changé l'Égypte, nous changeons les couleurs, tout va changer désormais. » Les slogans aussi ont changé. Le jusque-là très populaire « Toi tu pars, nous non », est remplacé par « Moubarak dehors, l'Égypte est libre » ou « Moubarak dehors, nous dedans ». Quand, essoufflés, ces Égyptiens se retrouvent à court de slogans et d'idées, ils crient « Égypte, Égypte ! ».
Les plus religieux égrènent les psalmodies des jours d'Aïd. Un orateur crie dans son
micro : « Eid Moubarak » (bonne fête). Tout à coup, la foule se met à hurler. Il se reprend rapidement. Désormais, l'on dira « Eid saïd ».
L'hôpital de camp érigé dans une petite ruelle ne chôme pas. Mais s'il recevait, il y a quelques jours encore, les blessés et les morts tombés sous les assauts des baltaguis, en cette soirée historique, ce sont des évanouis qu'il accueille. Des manifestants évanouis pour cause d'un trop-plein de joie.
L'euphorie générale a aussi contaminé les commerçants. Un petit restaurant de foul affiche sur un panneau lumineux des prix datant d'il y a quelques années : « Un sandwich à une livre égyptienne et de la taaméya (falafel) à 25 piastres. » Un vieux monsieur venu avec sa marchandise à bord de sa voiture crie : « Au prix de gros ! »
Les sous. Pour certains, l'heure des comptes a sonné. « Ce n'est pas tout, il faut que Moubarak rende l'argent qu'il a volé », déclarait l'un des manifestants.
Moubarak est parti. Son pouvoir s'est brisé sur cette incroyable détermination qui, hier matin, émanait encore de la place Tahrir. Au moment de la prière du Dhohr, à midi, un puissant « ya Allah, ya Allah » s'était élevé au-dessus des milliers de centaines de fidèles rassemblés, dans une communion totale, sur la place Tahrir. Moment impressionnant, chargé d'émotion. Un tapis humain uni par une seule volonté. Beaucoup ne pouvaient même pas se baisser pour les génuflexions et posaient la tête sur le dos du voisin de devant. D'autres faisaient leur prière perchés quelques mètres plus haut, sur les poteaux des feux rouges dont les fils électriques, tirés au sol, servent à alimenter les bouilloires et autres téléphones portables.
« Les Égyptiens ont tellement été habitués au système D durant toutes ces années. Débrouille-toi pour la santé, pour le logement, pour les études... Pour tous, le système D est devenu une seconde nature. Tout ce que le régime a fait s'est, en fin de compte, retourné contre lui », lançait un homme sur la place.
Moubarak est parti. Les soldats sont partie prenante à la fête générale. Sur leurs chars, les militaires sont couverts de baisers. La foule crie : « Le peuple avec l'armée ! » Sur son engin, un soldat, un large sourire aux lèvres, répond : « L'armée veut une permission. » Un homme sort de la foule, il crie : « Madanéya, madanéya ! Civile, civile ! » Une manière d'appeler, en abrégé, à un État civil.
Comment décrire la place Tahrir quand fut annoncé le départ de Hosni Moubarak ? Nul mot n'est assez fort. L'instant est à couper le souffle. Quel mot pour exprimer ce moment où un peuple prend les rênes de son destin en main ?Avant la Tunisie, cela relevait de l'utopie. Quand Ben Ali a fui, la possibilité d'un autre destin s'est installée dans les esprits. Hier, au Caire, les Égyptiens...
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