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Liban - En dents de scie

Mythologie

Je pense qu'il y a plus de barbarie à manger un homme vivant qu'à le manger mort, à déchirer par tourments et par géhennes un corps encore plein de sentiment, à le faire rôtir par le menu (comme nous l'avons non seulement lu mais vu de fraîche mémoire, non entre des ennemis anciens, mais entre des voisins et des concitoyens, et, qui pis est,
sous prétexte de piété et de religion) que de le rôtir et manger après qu'il est trépassé.

Michel de Montaigne

Dix-septième semaine de 2010.
Alors voilà. Ils n'ont même pas eu besoin de toucher la bête pour qu'elle les contamine. Il a suffi qu'elle revienne au village, et peu importe si elle était entourée de forces de l'ordre, captive, déjà en train d'être punie. La capacité d'un village à centupler l'atroce, à le banaliser, pire encore à le magnifier, est inouïe. Les hommes et les femmes de Ketermaya ont juste vu la bête, ou juste vu celles et ceux qui ont vu la bête, ou juste entendu dire que la bête est de retour pour se dissoudre en elle.
Alors voilà. Le germe s'est immédiatement propagé, foudroyant, incontrôlable, incurable. Et plus encore que la force littéralement monstrueuse des biceps des hommes qui ont tabassé puis déshabillé puis lynché l'Égyptien, ce sont les youyous des femmes qui ont dû engendrer ce cytomégalovirus qui a fini de dynamiter l'infime dose d'humanité qui barbotait encore, orpheline, au fond des cerveaux perclus de douleurs et avides de représailles des proches et des amis de Rana Abou Merhi.
Alors voilà. Tchernobylisé jusqu'à la moelle, tout entier devenu cette femme aux nerfs arrachés qui venait de perdre ses deux parents et ses deux petites filles, le village de Ketermaya s'est transformé en la bête ultime, celle que l'on croyait reléguée au pire dans quelque Gévaudan moyenâgeux, brumeux et infiniment maudit, au mieux dans un Far West aux couleurs jaunes, noires et BDisées des frères Dalton. Il s'est spontanément transformé en une espèce de Zorro barbare, boucher et raciste que rien, absolument plus rien ne pouvait arrêter, s'agissait-il d'un bataillon d'armée entier.
Alors voilà. Il n'existait plus à ce moment-là ni individus ni conscience : ce n'était plus qu'un collectif robotisé, télécommandé par une vengeance phénoménale, programmé pour tuer de la pire manière qui soit et, comble du comble, heureux : heureux de faire justice, heureux de se donner en spectacle, heureux de donner l'exemple, heureux, même, en photographiant et filmant l'acte avec ses téléphones portables. Humains, trop humains, les habitants de Ketermaya ont perdu jusqu'à la dernière goutte d'humanité.
Alors voilà. Peu importe si la faute revient au parquet qui a donné l'ordre, si tôt, de reconstituer le crime ou aux FSI qui n'ont délégué, pour assurer la protection de Mohammad Moslem, que six malheureux soldats. Peu importe si, en ce jeudi de nuit et de brouillard, les concepts d'État, de droit, de loi, de raison, de morale, d'humanité ont été dynamités en une fraction de seconde, lynchés à leur tour avec corde et crochet de boucher sur la place publique et aux yeux d'une planète entière. Peu importe si l'image du Liban en prend un nouveau coup quasi irrécupérable - nous n'en sommes plus là.
Alors voilà. Ce qui compte, c'est le rapport qu'entretient avec l'impunité l'immense majorité des Libanais, effroyablement (dés)incarnée jeudi par des Ketermayotes asphyxiés par la souffrance puis enragés. Ce qui compte, c'est comment ils la perçoivent, cette impunité, comment ils l'appréhendent, comment ils la gèrent. Au-delà de la colère et de la mortification engendrées par la quadruple horreur signée Mohammad Moslem, les habitants de Ketermaya ont commis l'indicible et l'impardonnable parce qu'ils devaient sans doute être intimement persuadés qu'au Liban, l'État ne rend justice qu'une fois sur dix, ou alors bien trop tard, et parce que cela fait des décennies qu'ils sont nourris, gavés à la louche, comme tous leurs concitoyens, de logique d'impunité. Des années et des années de non-droit, de non-loi, et d'État phagocyté par mille et un mini-États - une réalité cancérigène que l'on croyait révolue avec la fin de la guerre civile mais qui a resurgi, amplifiée, gigantisée par les pratiques ultramiliciennes du Hezbollah : quel plus grand exemple d'impunité que celui d'un parti qui n'a pas été jugé ni sanctionné après son blitzkrieg criminel et sanguinaire en mai 2008 contre Beyrouth et la Montagne ? C'est là et rien que là qu'explose le problème, dans cette ancestrale primauté de l'impunité que seuls une résurrection globale et intransigeante de l'État et un démarrage effectif des travaux du Tribunal spécial pour le Liban pourraient commencer à briser.
Alors voilà. Les habitants de Ketermaya pensaient s'en tirer, ne pas être punis. Que si l'on mesurait leur ignoble danse de mort à l'aune du sinistre exploit de Mohammad Moslem, ils seraient pardonnés. Compris. Peut-être même félicités. Sauf que non. Il est impératif que non ; il est impératif que toute personne incriminée dans l'assassinat de l'assassin présumé soit jugée, il est en réalité impératif que tout le reste du village, en réalité un insensé micro-Liban, soit jugé pour complicité et/ou incitation au meurtre. Entre-temps, de Michel Sleiman à Saad Hariri, en passant par Nabih Berry, d'Ibrahim Najjar à Saïd Mirza, en passant par Ziyad Baroud et Achraf Rifi, chacun d'entre eux est aujourd'hui tenu de poser une pierre dans l'édifice plastiqué par la folie de Ketermaya et désormais en ruine : la crédibilité de l'État.
Alors voilà. Peut-être qu'en commençant à casser ce mythe de l'impunité au niveau d'une municipalité, on réussira un jour à le faire au niveau national. Ou régional. Pour que plus jamais il n'y ait de crime, quelque crime que ce soit, sans châtiment.
Dix-septième semaine de 2010.Alors voilà. Ils n'ont même pas eu besoin de toucher la bête pour qu'elle les contamine. Il a suffi qu'elle revienne au village, et peu importe si elle était entourée de forces de l'ordre, captive, déjà en train d'être punie. La capacité d'un village à centupler l'atroce, à le banaliser,...

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