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Liban - France

Giscard entre rêves et confidences à « L’Orient-Le Jour »

Les bruits de la rue s'estompent derrière les tentures et les boiseries, et le temps semble refluer doucement dans la pièce, où deux pieds de lampe posés sur des meubles d'époque chargés de bibelots anciens éclairent des tableaux de souverains ou de cavaliers du XVIIIe siècle. La porte du fond s'ouvre et Valéry Giscard d'Estaing s'avance, tend la main et salue, avec une simplicité toute patricienne, mêlée de retenue.

« Je n’ai reçu aucune lettre désobligeante ou critique de la part de ceux qui ont lu le roman. »

« Entrez, je vous prie. » Il me précède dans son bureau donnant sur une terrasse et un jardin. On se croirait à la campagne. Son dos s'est légèrement voûté et sa démarche appesantie, mais bien vite l'on découvre que la hauteur de vue est restée la même, servie par une intelligence vive et une connaissance affinée des grands classiques, y compris grecs et latins. Avec cet esprit brillant, nourri d'une culture « à l'ancienne », c'est-à-dire érudite, la conversation devient un art de la répartie.
L'ancien président de la République française surprend pourtant là où on ne l'attend pas. Celui qui, durant son septennat (1974-1981), a fait voter des réformes modifiant en profondeur la société française (abaissement de la majorité civile à 18 ans, autorisation du divorce par consentement mutuel et de l'interruption volontaire de grossesse (IVG), nomination des premières femmes ministres, suppression des écoutes téléphoniques, lancement du système monétaire européen) a pris de court l'opinion publique en empruntant un chemin de traverse insoupçonné : le roman. Membre de l'Académie française, il s'est déjà exercé à la fiction, il y a de nombreuses années, dans un livre qui avait laissé peu de traces, ses essais politiques étant plus prisés. Mais cette fois, son histoire romanesque entre une princesse britannique et un président français, La princesse et le président (éditions de Fallois/XO), devait alimenter une chronique sensationnaliste, autour d'une supposée liaison qu'il aurait eue avec Lady Diana. Liaison qu'il a vite fait de démentir, en s'expliquant, dans les médias, sur les raisons qui lui ont fait écrire ce livre, estampillé d'une épigraphe sibylline : « Promesse tenue. »
Le roman de Valéry Giscard d'Estaing relatant les amours princières du président Lambertye avec une princesse de Cardiff, qui ressemble étrangement à Lady Di, a fait couler beaucoup d'encre, laissant espérer à son éditeur un franc succès commercial. Mais 23 000 exemplaires plus tard, si le succès est modeste, le point d'interrogation reste grand. Plus que « l'histoire d'amour incroyable », comme le dit le ruban rouge de l'éditeur, c'est l'incroyable entreprise de Valéry Giscard d'Estaing qui suscite une curiosité perplexe.
Désireux de mettre les points sur les « i », le président a reçu L'Orient-Le Jour en exprimant sa volonté de placer son livre au centre de l'entretien. Mais la tentation est grande, et les occasions multiples, de s'échapper du roman pour aborder des thèmes qui sont chers à VGE, lui qui a été en quelque sorte le père de la Constitution européenne, et qui, avec une pénétration aiguë des enjeux, a beaucoup à dire sur la culture française, et aussi sur le Liban et la question du Moyen-Orient.

Q- Êtes-vous déçu par la réaction de la presse en France et en Grande-Bretagne, laquelle a beaucoup élaboré sur une histoire que vous auriez eue avec Lady Di ?
R- « Tout ce tapage a été fait par des gens qui n'avaient pas lu le livre. Avant sa parution, l'erreur a été de remettre un exemplaire à un journaliste (Le Figaro, NDLR) qui a fait un article avec des extraits qu'il a choisis lui-même. Cela a créé une grande confusion. Pourtant, j'ai personnellement déposé des clefs à plusieurs endroits du livre pour bien montrer que c'est un roman (les enfants des héros, le président français qui en est à son 2e mandat, ce qui ne fut pas mon cas, et qui est victime d'un attentat, etc.). De plus, je l'ai écrit à deux voix (celle du président et de son attachée de presse, Anne), la seule voix du président pouvant donner l'impression d'un livre autobiographique.
En fait, j'ai écrit ce livre pour faire rêver. Et je n'ai pas reçu une seule lettre désobligeante ou critique, de la part de ceux qui l'ont lu. »

Q- Y a-t-il eu des réactions de la part de la famille royale britannique ?
R- « Non, parce que je n'ai pas cherché à en susciter et que j'ai été très correct dans le texte. D'ailleurs la presse anglaise, qui comme vous le savez est très véhémente, a été assez curieuse. Au début, elle a été emportée par ces fantasmes d'une histoire qui aurait eu lieu, puis le ton est devenu plus raisonnable et modéré. »

Q- Comment vous est venue l'idée d'écrire ce livre ?
R- « Lady Di m'avait suggéré l'idée d'écrire un livre sur les histoires d'amour entre les dirigeants de grands pays. Dans la dernière conversation que j'ai eue avec elle, environ un mois avant sa mort, elle partait dans le Midi de la France avec sa belle-sœur pour des vacances avec les enfants. Elle m'a téléphoné pour me demander si j'y serais, j'ai répondu que je restais en Auvergne. Elle m'a alors dit : "Si vous avez le temps, écrivez ce livre."
Mais j'ai tardé à l'écrire car, dans l'intervalle, j'ai été occupé par la Convention européenne, qui m'a beaucoup absorbé et stimulé intellectuellement. Puis, la princesse de Galles est décédée et, dix ans plus tard, en 2007, l'on a commémoré le souvenir de sa disparition. Je me suis souvenu de ma promesse. L'hiver dernier, je me suis retrouvé à la campagne, je me suis mis à écrire. D'où la promesse tenue... J'ai choisi volontiers une fin heureuse, au sud de la Toscane. »

Q- Est-ce votre endroit favori ?
R- « Oui. Si j'étais libre et que j'avais le temps, je m'y installerais. À cause du climat, de la culture, la splendeur des monuments et la beauté du paysage. »

Q- Si vous le permettez, M. le Président, on voit dans votre écriture une conception très romantique d'une relation amoureuse. N'auriez-vous pas un côté
«fleur bleue » ?
 R- « Probablement oui, car cela vient de mon éducation française traditionnelle, où toutes ces notions étaient assez fleur bleue, comme vous dites. Et comme j'ai été pris par la vie politique active, les luttes qu'elle comporte, les occupations qu'elle nous impose, cet aspect est resté intact, en quelque sorte. Cela tient aussi au fait que j'accorde une importance particulière à la rencontre. »

Q- Tout se passe donc au premier coup d'œil ?
R- « Oui, absolument. Cela ne tient pas seulement à la relation des êtres entre eux, mais aussi à leur environnement, les sons, les odeurs, la saison, bref, le contexte. La rencontre est un temps extrêmement fort pour moi. »

Q- Est-ce que c'est uniquement vrai sur le plan privé ou sur le plan public aussi ?
R- « Non, sur le plan public, c'est différent. Il y a deux types de rencontres : la rencontre entre dirigeants, et pour moi, l'agrément de la rencontre, c'est l'intelligence. L'autre rencontre, c'est avec la foule. Je n'ai pas peur de la foule, je lui parle comme à une personne. C'est d'ailleurs la culture de l'agora : les orateurs parlaient à la foule conçue comme un être. C'est pourquoi à la fin de mon livre, le président prononce calmement un discours, il est heureux, il dialogue avec la foule. »
Q- Dans votre roman, votre héros est favorable au quinquennat. Est-ce une idée à laquelle vous aviez songé en tant que président ?
R- « Oui. Si j'avais été réélu en 1981, très vite j'aurais proposé le quinquennat. Vous savez, la relation du temps et de la politique n'est pas indifférente, et elle change avec les époques. Historiquement, nous avions des régimes monarchiques, aussi les fonctions exécutives ont-elles été créées un peu à partir de ce qui nous était familier, c'est-à-dire des mandats très longs, de sept ans. Mais j'ai observé que les gens ne pouvaient plus s'engager pour sept ans, que la norme internationale, c'est cinq ans pour les pays qui ont une Constitution, et donc qu'il fallait moderniser la France. »

La Grande-Bretagne et l'Europe
Q- Dans votre roman, vous avancez des idées politiques, notamment la proposition de la double citoyenneté pour les Britanniques et les Français...
R- « C'est une idée qui a été lancée en 1940, quand l'armée française reculait devant l'armée allemande. Winston Churchill, qui venait d'être porté au pouvoir, a fait cette proposition de citoyenneté commune franco-anglaise. L'idée lui en avait été donnée par Jean Monnet, qui était à Londres et qui était allé le voir. Churchill a beaucoup hésité, mais quand l'effondrement français s'est accéléré, il a fait cette annonce de citoyenneté commune. »
 
Q- Quelle vision ont les Britanniques de leur relation à l'Europe ?
R- Les Britanniques sont assez embarrassés par l'Union européenne, parce qu'ils savent que c'est plutôt souhaitable, mais au fond ils ne l'aiment pas, alors que faire ?

La Turquie et l'Europe
L'européaniste convaincu qu'est Valéry Giscard d'Estaing, ancien président de la Convention sur l'avenir de l'Europe, a rêvé d'une grande ambition européenne. Sur le choix du belge Van Rompuy en tant que président du Conseil, il a eu, dans une interview au journal Le Monde, ce commentaire incisif : « Les Européens n'ont pas fait le choix d'un George Washington. Concernant le choix de la Britannique Catherine Ashton aux Affaires étrangères, il affirme : « La diplomatie britannique a deux objectifs : éviter que l'Europe ne se fasse en dehors de la Grande-Bretagne ou sans elle, mais aussi à partir du moment où la Grande-Bretagne en fait partie, elle veut une Europe peu contraignante pour elle. Ce sera intéressant de voir comment la ministre des AE va concilier ces deux objectifs. »
Et d'ajouter : « Un des grands problèmes des prochaines années sera la suite à donner à la candidature turque. On n'a même pas interrogé la nouvelle ministre des Affaires étrangères européennes pour savoir son opinion sur le sujet, c'est elle qui négociera principalement. »

Q- Elle suivra probablement les consignes du nouveau président...
R- « Elle devrait. »

Q- Vous-même, M. le Président, y êtes-vous favorable ?
R- « Non, je l'ai dit à plusieurs reprises : je suis favorable à l'établissement de liens étroits et actifs entre l'Union européenne et la Turquie, mais contre l'entrée de la Turquie dans le système politique, qui est un système de l'Europe continentale. Ce système qui n'est pas fini, qui n'est pas encore performant, il faut lui garder son caractère européen. »

Q- Donc vous préconisez de développer une relation privilégiée...
R- « Voilà, une relation privilégiée que nous avons prévue dans la Constitution, où il y avait un article spécial d'ailleurs, visant les grands voisins, et nous pensions à la Turquie et à la Russie. »

La francophonie
Q- Dans un discours au 31e colloque de l'Alliance française, en janvier 2009, vous aviez dit : « Le français devrait être la langue écrite de l'Europe. » Pensez-vous que la France se bat suffisamment pour imposer le français comme langue officielle en Europe ?
 R- « Je ne suis pas sûr qu'on impose la langue française en se battant, mais par la qualité. Le rayonnement de la langue française au XVIIIe siècle s'est fait par son dynamisme intellectuel. Il y avait de très grands écrivains et philosophes. Aussi les élites allemande et russe parlaient français, y compris des écrivains russes, comme Tolstoï.
Je suis davantage intéressé par le niveau de la performance intellectuelle française que par le combat technique, de terrain, sur la langue. Il n'y a pas, à l'heure actuelle en France, de talents mondiaux équivalents à Victor Hugo, Balzac, Flaubert, Maupassant. Le Clézio a eu le prix Nobel, mais il est peu connu dans le monde.
J'attache aussi beaucoup d'importance aux écoles, qu'elles soient publiques ou religieuses, en France comme à l'étranger. »

Q- Vous l'avez vous-même dit : la langue et la culture française se sont enrichies de l'apport de l'extérieur ? Que pensez-vous du rôle de la francophonie dans le devenir de la culture française et de l'Organisation internationale de la francophonie ?
R- (Hésitation) : « Le système institutionnel pose un tas de questions. Il s'est développé dans les vingt dernières années, et l'on y a fait entrer des pays qui ne sont pas francophones, dans l'intention d'en faire une organisation symétrique à d'autres, comme le Commonwealth britannique. Ce n'est pas le rôle de la francophonie et je n'aimerais pas en parler... »

L'identité nationale française
Q- Que pensez-vous du débat actuel sur l'identité nationale ? Pour vous, qu'est-ce que c'est être français ?
R- « Je ne me suis pas exprimé dans ce débat et je ne pense pas le faire, car pour moi, c'est une question qui ne se pose pas. L'identité nationale française est toujours apparue comme une évidence de ma vie et de mon entourage. Je ne sais pas, à l'heure actuelle, quelle est la question qu'on se pose. S'agit-il de savoir que devient, dans les temps modernes, l'identité française qui existe pratiquement depuis le VIe siècle ? Est-ce que c'est ça, le sujet ? Dans ce cas, il a été étudié par Braudel et d'autres, qui ont commenté la place de la religion et du système politique dans l'identité française. Notre pays a une longue histoire de monarchie centralisée, est-ce que c'est une composante de l'identité française ? Ou est-ce qu'on se pose la question de savoir ce que les nouveaux arrivants espèrent trouver ou attendent de la France ? Ce qui est tout à fait autre chose. »

Les racines chrétiennes de l'Europe
Q- En tant que président de la Convention européenne, vous aviez beaucoup travaillé sur la question de la religion en particulier, il y avait eu ce débat sur les racines chrétiennes de l'Europe ?
R- (Il s'anime) : « On a eu effectivement un débat très intéressant, et on avait abouti à une conclusion utile, qui était de dire : il y a manifestement des racines religieuses à l'Europe, et ces racines existent toujours... »
 
Q- Le préambule de la Constitution européenne que vous avez fait adopter mentionne « les héritages culturels, religieux et humanistes de l'Europe, dont les valeurs sont toujours présentes dans son patrimoine ».
R- « Voilà, or les valeurs religieuses, ce sont les valeurs chrétiennes, il n'y en a pas d'autres. »

Q- Le pape Jean-Paul II insistait pour que la mention de ces racines chrétiennes figure au préambule, alors pourquoi ne pas l'avoir retenue ?
R- « C'était une difficulté rédactionnelle. Si on parlait des racines chrétiennes, il fallait que ce soit accepté par les protestants qui, eux, parlent d'héritage judéo-chrétien. Les catholiques disent : "chrétien" ou "catholique", les protestants disent "judéo-chrétien". Devait-on écrire : "judéo-chrétien" ou "chrétien" ? Si on adoptait le terme « "judéo-chrétien" », est-ce que c'était acceptable pour les musulmans ? Dès lors que vous faites une allusion aux autres religions, il faut également faire une allusion à l'islam.
Il y a eu un amendement espagnol : "les racines religieuses, notamment chrétiennes". J'ai proposé cet amendement au vote, il a été repoussé. Moi j'ai voté pour, on votait ouvertement, je n'en fais pas mystère, mais il y avait une majorité contre, et curieusement, elle provenait de l'Europe du Nord et du Nord-Est.
Il y avait cette idée que si l'on entrait dans la nomination des racines religieuses, on allait rencontrer des problèmes très difficiles et poser la question de la reconnaissance d'autres religions. L'Europe était chrétienne du IXe siècle au XVIIIe siècle. Dans mon texte, c'est ce que cela veut dire. On ne peut pas, je crois, le dire de façon différente. »

Le Liban
Q- Un dernier mot concernant le Liban. Vous étiez président quand la guerre a éclaté, votre diplomatie s'était beaucoup activée à l'époque. Suivez-vous encore les affaires du Liban aujourd'hui et que pensez-vous de l'évolution survenue depuis la fin de la guerre ?
R- « Je ne suis pas un spécialiste des affaires du Liban, où je ne suis d'ailleurs jamais allé, malheureusement. J'aime beaucoup les Libanais, je considère qu'ils ont par rapport à nous très peu de différences. Il y a beaucoup de Libanais en France, et ils sont totalement mêlés à la vie française, plus qu'aucun autre groupe.
Les problèmes internes du Liban sont liés à des facteurs sur lesquels je n'ai pas des informations très précises, notamment le facteur démographique. Les rapports entre les chrétiens et les musulmans étaient assez paritaires et se sont modifiés dans la période récente. Néanmoins, le Liban ne peut exister que s'il y a l'acceptation d'un régime bicommunautaire. Ce qui veut dire qu'il ne doit pas y avoir de tentative des uns pour s'emparer du pouvoir total, ce qui s'est produit à une ou deux reprises avant la période récente. Et, d'autre part, naturellement, les chrétiens du Liban, eux qui sont une minorité active et très influente, doivent savoir qu'ils ne sont plus la majorité, qu'ils sont une minorité et donc exercer leur pouvoir d'une manière compatible avec leur connaissance de la majorité. On voit quand même qu'il existe une capacité libanaise à trouver un équilibre raisonnable, et que la plupart des grandes secousses viennent plutôt de l'extérieur. »

Q- Le Liban a toujours été la caisse de résonance du Moyen-Orient...
R- « Oui, mais il était moins affecté. En fait, c'est depuis les grands changements en Palestine qu'il y a eu vraiment une irruption de ces éléments extérieurs dans la vie du Liban.
Je souhaite ardemment que l'on trouve un accord de paix au Moyen-Orient. Je pense d'ailleurs que ce n'est pas très difficile, contrairement à ce que tout le monde répète. Néanmoins, cet accord ne peut pas être négocié, car ni les dirigeants israéliens ni les responsables palestiniens ne sont en situation de se prononcer pour un compromis. Il doit être imposé par la communauté internationale, qui est d'accord sur son contenu. Tous les grands pays extérieurs à cette région savent ce qu'il faut faire, mais ils ne le font pas. J'attends le jour où ce sera fait aux Nations unies, et je pense que ce jour-là, il y aurait un immense soulagement du Moyen-Orient et de l'Europe, qui est très proche. » 
« Entrez, je vous prie. » Il me précède dans son bureau donnant sur une terrasse et un jardin. On se croirait à la campagne. Son dos s'est légèrement voûté et sa démarche appesantie, mais bien vite l'on découvre que la hauteur de vue est restée la même, servie par une intelligence vive et une connaissance...

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