Sanglé dans un costume noir à la veste au col ras-du-cou, les cheveux lisses et blonds comme un épi de blé et tirés en une austère queue-de-cheval au haut de la nuque, Denis Kozhukhin salue avec un grand sourire l'auditoire.
Assis sur la banquette face aux touches d'ivoire, il s'apprête à attaquer le Concerto n° 2 en si bémol majeur op 83 de Johannes Brahms. Il y a plus de vingt-deux ans qui séparent, dans un même registre de création, le premier opus du second. La maturité est passée par là, sans pour autant que les passions déchantent ou s'assagissent totalement pour ce musicien romantique originaire des bords de l'Elbe et resté indéfectiblement épris de Clara Schumann.
Quatre mouvements (allegro non troppo, allegro appassionato, andante, allegro grazioso) alliant douceur et véhémence, cadences rapides et coulées de rêveries sereines, voilà les atouts majeurs de cette œuvre contrastée qui fait la part belle surtout au clavier.
Jeu musicalement correct du jeune pianiste, mais sans donner exaltation, vie bouillonnante ou même fougue juvénile à ces pages pourtant habitées par l'esprit des forêts, des lacs et des fièvres amoureuses. Sauf peut-être ce vibrant passage (l'allegro appassionato) où le feu des touches d'ivoire crépite brusquement sous les doigts de l'impassible pianiste jamais tenté par les démonstrations musculaires ou les vaines ostentations de virtuosité. Quant aux répliques de l'orchestre ici, aux cuivres aux tonalités plus déroutantes et criardes que convaincantes, elles restent bien fades et molles, car elles sont plus portées aux approximations discordantes qu'à des mélodies nettes ou enveloppantes. En bref, pour tout dire, voilà un Brahms servi avec quelque froideur, et cela malgré l'application et le zèle d'un pianiste qui n'ignore pourtant rien des plus secrètes techniques du clavier.
Après l'entracte, le ton change. Littéralement. Forcément avec le modernisme tapageur de Sergueï Prokofiev, un air d'électricité passe à travers ce ravageur souffle russe. Un souffle décapant qui a l'effet d'un lance-flammes sur l'auditoire.
Tonitruant, éruptif, grinçant, d'un lyrisme à la fois élégiaque et marqué au fer rouge des rythmes âpres et imprévus, voué à une virtuosité d'enfer et aux possibilités extrêmes d'un soliste est ce brillant Concerto n° 2 op 16 de Sergueï Prokofiev. Et qui d'ailleurs, lors de sa création en 1913, provoque un scandale mémorable.
Quatre mouvements (andantino-allegretto, scherzo-vivace, intermezzo: allegro moderato, finale: allegro tempestoso) pour traduire tout un déchaînement alliant harmonies audacieuses, force manifeste, vigueur de frappe, carrure rythmique et vélocité de tonnerre.
Même l'orchestre semble s'être bien réveillé sous cette tornade d'un clavier houleux, secouant les musiciens et mettant en hypnose un auditoire brusquement totalement
médusé.
Longue, très longue salve d'applaudissements pour un Prokofiev au-dessus de tout éloge avec un pianiste, de toute évidence, parfaitement à l'aise, malgré tous les écueils périlleux, dans les pages d'un livre qui est le sien...
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