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Économie

La science économique, ce n’est pas la pensée unique !

Par Dani RODRIK

Dani Rodrik est professeur d’économie politique internationale à l’université d’Harvard. Il a écrit un livre intitulé « The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy ».

Début novembre, des étudiants ont boycotté le cours d’introduction à l’économie (Economics 10) de mon collègue Greg Mankiw. Ils lui reprochaient de propager en guise de science économique une idéologie conservatrice dans le but de perpétuer les inégalités sociales.
Ces étudiants sont l’expression d’un mouvement de protestation croissante contre l’économie moderne, telle que l’enseignent les plus grandes institutions universitaires. Certes, l’enseignement de l’économie a toujours été la cible de critiques, mais la crise financière et ses conséquences paraissent valider les accusations de longue date à l’encontre des présupposés irréalistes des économistes, la réification des marchés et l’indifférence à l’égard des questions sociales.
De son côté, Mankiw estime que les étudiants protestataires étaient « mal informés ». Pour lui, l’économie n’est pas une question d’idéologie. Citant Keynes, il souligne que l’économie est une méthode qui aide à penser rationnellement et à parvenir à des réponses exactes, sans idées politiques a priori.
On ne le sait peut-être pas si l’on ne s’est pas plongé dans les cours d’économie de 3e cycle universitaire, mais on y trouve une étonnante variété de stratégies économiques qui dépendent du contexte. Certains économistes utilisent dans leur analyse un cadre favorable à l’économie de marché et d’autres pas. Une grande partie de la recherche en économie est consacrée à comprendre comment l’intervention de l’État peut améliorer le fonctionnement de l’économie. Et les économistes étudient de plus en plus les causes non économiques du comportement, ainsi que les différentes formes de coopération sociale.
Ainsi que l’a dit le grand économiste Carlos Diaz-Alejandro décédé en 1985 : « Aujourd’hui tout bon étudiant de 2e cycle peut en choisissant soigneusement ses hypothèses construire un modèle cohérent qui conforte la politique qu’il veut défendre a priori. » C’était en 1970 ! Un économiste débutant n’a même plus besoin d’être particulièrement brillant pour aboutir à des conclusions non orthodoxes.
Pourtant, on accuse souvent les économistes d’avoir une approche étroitement idéologique de leur discipline parce qu’ils sont leur propre pire ennemi quand il s’agit d’appliquer leurs théories au monde réel. Au lieu de prendre en compte toute la panoplie de points de vue possibles, ils s’en tiennent à la défense d’une politique donnée, en général celle qui correspond à leur propre idéologie.
Considérons la crise financière. La macroéconomie et la finance offrent les outils nécessaires pour comprendre comment la crise est née et s’est développée. La littérature universitaire regorge de modèles de bulles financières, d’études sur l’asymétrie de l’information, les distorsions motivationnelles, les crises autoréalisatrices et le risque systémique. Mais durant les années qui ont mené à la crise, beaucoup d’économistes ont minimisé l’importance de ces études, ceci au profit de modèles de marchés efficaces et autocorrecteurs. C’est ainsi que les États ont adopté des mesures inadaptées à l’égard des marchés financiers.
Dans mon livre The Globalization Paradox (Le paradoxe de la mondialisation), je considère une expérience théorique. Supposons qu’un journaliste appelle un professeur d’économie pour lui demander si la suppression des barrières douanières avec un pays X serait une bonne chose. Il est à peu près sûr que cet expert, comme la grande majorité des membres de sa corporation, va défendre avec enthousiasme le libre-échange.
Le journaliste se fait ensuite passer pour un étudiant lors d’un cours portant sur la théorie du commerce international donné par ce même professeur. Et il lui pose la même question : « Est-ce une bonne chose que de supprimer les barrières douanières ? » Je doute que la réponse soit alors aussi rapide et succincte. Il risque d’être embarrassé par cette question : « Que voulez-vous dire par » une bonne chose « et une bonne chose pour qui ? »
Il se lance alors dans une exégèse longue et tortueuse qui se conclut par une déclaration dans laquelle il évite soigneusement de trop s’engager : « Si la longue liste de conditions que je viens de mentionner est effectivement remplie, et en supposant que l’on puisse taxer les bénéficiaires pour verser une compensation aux perdants du libre-échange, la suppression des barrières douanières peut potentiellement améliorer le bien-être de tous. » S’il est d’humeur expansive, il ajoutera que l’impact de la suppression des barrières douanières sur le taux de croissance n’est pas très clair et dépend d’un nouvel ensemble de conditions différentes de celles mentionnées précédemment.
L’affirmation arbitraire et sans nuance en faveur du libre-échange s’est transformée en une déclaration précautionneuse entourée de toutes sortes de conditions. Étrangement, ce savoir que le professeur partage non sans fierté avec ses étudiants les plus avancés est considéré comme inapproprié, voire dangereux, pour le grand public.
L’enseignement de l’économie au niveau du premier cycle universitaire souffre du même défaut. Dans notre zèle à présenter d’une manière simple le meilleur de notre savoir (l’efficacité des marchés, leur main invisible, les avantages comparatifs...), nous faisons l’impasse sur les complications et les nuances du monde réel, pourtant parfaitement reconnues par notre discipline. C’est comme si un cours d’introduction à la physique présentait un monde sans gravité, parce que tout deviendrait alors beaucoup plus simple à expliquer.
Utilisée intelligemment et avec bon sens, la science économique nous aurait préparé à la crise financière et nous aurait montré les mesures à prendre pour remédier à ses causes. Nous n’avons pas besoin de déclarations péremptoires pour énoncer des règles générales, mais de la science toute en nuance des salles de cours, un savoir qui reconnaît ses propres limites et sait que le bon message dépend du contexte.
Ce n’est pas en masquant la diversité des cadres intellectuels au sein de leur propre discipline que les économistes analysent le mieux le monde réel. Et ce n’est pas ainsi qu’ils se font apprécier.

© Project Syndicate, 2011.
Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz.
Début novembre, des étudiants ont boycotté le cours d’introduction à l’économie (Economics 10) de mon collègue Greg Mankiw. Ils lui reprochaient de propager en guise de science économique une idéologie conservatrice dans le but de perpétuer les inégalités sociales.Ces étudiants sont l’expression d’un mouvement de protestation croissante contre l’économie moderne, telle que...

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