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À La Une - Société

Les larmes de Maria ou le calvaire des employées de maison au Liban

Enquête sur la tragédie d'une jeune Philippine hospitalisée après une « chute » grave.

Des travailleuses étrangères à Beyrouth, au Liban, manifestant, le 29 avril 2012, pour dénoncer leurs mauvaises conditions de travail.  AFP/ANWAR AMRO

Elle a à peine 25 ans, mais la vieillesse a déjà rongé les traits de son visage et effacé son sourire jadis généreux.
Originaire des Philippines, Maria, comme on va l’appeler, est clouée au lit dans des conditions inhumaines depuis quatre mois dans un hôpital gouvernemental, suite à une conjonction de circonstances complexes et malheureuses qui ont débuté par une « chute » du 7e étage, du domicile de son employeur, un officier influent.


La tragédie que vit cette jeune fille depuis des mois n’est certes pas unique, mais elle est certainement celle qui reflète peut-être le plus le machiavélisme de ceux qui continuent de défendre et de perpétuer la coutume du « kafil » (le sponsorship des employées de maison), un système dysfonctionnel et inhumain, fruit d’un mélange de racisme, d’esclavagisme moderne, de mépris et de laxisme à tous les niveaux.


Si nous avons choisi ce cas d’école, c’est surtout pour illustrer l’absence de protection, l’état d’abandon total dans lequel se trouve cette catégorie fragile d’employées. Une situation que les failles juridiques et la toute-puissance du kafil – qui décide de leurs droits, de leur vie et de leur liberté – ne font qu’aggraver.
C’est grâce à un médecin, au courage inouï, que l’on a réussi à retrouver les traces de cette jeune fille brisée, au corps martyrisé par l’épreuve vécue.


Lors d’une investigation menée dans le cadre d’un documentaire produit par la chaîne al-Jazira, et non encore diffusé, sur le suicide des employées de maison, un médecin, pas comme les autres, nous alerte sur son cas. « Allez donc enquêter dans l’un des hôpitaux gouvernementaux du pays et vous découvrirez l’horrible histoire d’une de mes patientes que l’on a pratiquement kidnappée de l’hôpital où je l’ai soignée pendant trois jours », nous confie son premier médecin traitant.


Transportée dans un premier temps dans un hôpital privé après une « chute grave » (suicide ? tentative de
meurtre ?), Maria « bénéficiait, nous confie son premier médecin, d’une assurance médicale dont la couverture était amplement suffisante pour payer les frais de l’opération dont elle avait besoin et pour échapper à une paralysie partielle provoquée par sa chute ».


En dépit des trois vertèbres brisées, d’une blessure aux poumons due à une côte également fêlée, Maria avait toutes les chances de s’en sortir et de retourner auprès de son bébé, l’unique raison pour laquelle elle avait accepté de s’en séparer et de venir travailler au Liban.
Mais le sort que lui réservaient ce pays et son employeur devait être tout autre que celui dont elle avait rêvé en acceptant de tenter l’aventure libanaise.

 

 

Opération d'euthanasie
Au troisième jour de son hospitalisation, son employeur, dit également « sponsor », débarque en pleine nuit pour arracher la jeune employée des mains de son médecin traitant, avant de la « larguer » dans un hôpital public.


« À ce jour (un mois et demi plus tard), la jeune malade au corps brisé, que l’on a transférée aux soins intensifs, n’a toujours pas été opérée, nous révèle le premier médecin. Pire, elle a contracté une bactérie dangereuse et extrêmement résistante (la klebsiella) responsable d’une pneumonie nosocomiale », relève le médecin qui va jusqu’à affirmer qu’il s’agit d’une véritable « opération d’euthanasie ».


On ne saura jamais quelles ont été les circonstances réelles qui ont entouré sa « chute » ni les raisons pour lesquelles le sponsor a voulu à tout prix la transférer dans un autre hôpital avec une prise en charge extrêmement précaire sur le plan financier. Il affirme à cet égard aux enquêteurs qu’elle est tombée du septième étage de son appartement luxueux alors qu’elle en nettoyait les vitres (l’argument qu’avancent d’ailleurs la plupart des employeurs dès qu’il s’agit d’un cas de suicide ou de meurtre). Il prétend également qu’il l’a transférée dans un hôpital gouvernemental « faute de moyens ».


Maria, elle, nous confie qu’elle s’est livrée à « une tentative de suicide », à la suite d’une histoire passionnelle, avec une tierce personne, à laquelle son employeur voulait mettre fin, par peur d’un scandale quelconque. On apprendra également que l’éminent officier l’avait menacée de son revolver, enfermée et battue.
Des affirmations que nous n’avons pu corroborer par une seconde source, le supérieur hiérarchique de l’officier en cause nous ayant interdit de le rencontrer pour un complément d’enquête.


Le drame de cette jeune fille ne s’arrête pas là : suite aux pressions des responsables politiques qui ont été alertés par l’équipe d’al-Jazira, et après avoir appris que des journalistes sont sur le point de dévoiler l’affaire, la direction de l’hôpital n’a rien trouvé de mieux que d’ordonner aux médecins de l’institution publique d’effectuer sans plus tarder les opérations chirurgicales qui auraient dû être faites dès l’admission de cette jeune fille.


Ainsi et en dépit de la bactérie qui rongeait ses poumons fragiles, les chirurgiens ont décidé d’opérer le corps fracturé de Maria pour se donner « bonne conscience » et pour échapper à un éventuel procès.
On lui plante alors du matériel de fixation dans le dos et au niveau du cou, incitant la bactérie à venir coloniser les prothèses, témoigne un médecin.


Pire : la simple ouverture du corps de cette pauvre employée a été l’occasion idéale pour qu’une nouvelle bactérie s’invite dans son corps (la serratia marcescens), engendrant une infection nosocomiale et des complications, notamment respiratoires.

 

 

Seconde bactérie
Aujourd’hui, Maria est toujours clouée sur son lit d’hôpital, avec désormais une seconde bactérie qui peut lui être tout aussi fatale et qui a achevé d’infecter son corps meurtri, au niveau des blessures.


Le supplice se poursuit. Une semaine plus tard, le corps médical de cet hôpital de fortune décide d’effectuer sur son corps réduit une trachéotomie (une ouverture au niveau de la gorge servant à y introduire un tube), pour, affirme le personnel traitant, pallier une « insuffisance respiratoire ».
Ainsi flanquée d’un énorme cylindre en plastique au cou, et ayant perdu la voix et la faculté de pouvoir formuler les moindres mots pour exprimer sa souffrance, les mains attachées au lit, Maria n’a plus que ses grands yeux noirs pour pleurer sa misère et sa solitude. Grignoté petit à petit par les bactéries, son petit corps s’est transformé en un squelette quasiment immobile.


Maintenant qu’elle vient d’être réduite au silence, Maria n’a plus que ses doigts de fée pour griffonner les quelques mots susceptibles d’exprimer ses envies de nourriture, qu’on lui introduit désormais à l’aide d’un tube relié au nez.
L’hôpital a même été jusqu’à lui interdire toute visite, craignant de voir les fautes professionnelles commises sortir au grand jour.


À l’entrée de l’institution, le nom de Maria est inexistant, son dossier médical enfoui sous terre. On parle peu d’elle en public, on évite même de la regarder dans les yeux de peur d’y voir reluire les multiples péchés et crimes commis contre son être vulnérable.


À l’instar d’un tabou qu’il faut occulter à tout prix, l’histoire de Maria avec ses bactéries et ses tubes risque de se terminer, secrètement, à la manière d’un fait divers banal que l’on finira par classer – à l’instar des dizaines de ses consœurs décédées dans des circonstances tout aussi douteuses et ramenées, sans vie, chez les leurs, à mille lieues d’ici...


À moins que son histoire ne finisse par toucher le cœur et la conscience de quelques responsables de ce pays qui décideraient, enfin, de se doter d’un peu de courage pour abattre le mur de ce silence mortel et lui sauver la vie.
Le cas de Maria n’est qu’une illustration du calvaire des « petites bonnes » du Liban qui se déroule clandestinement dans les coulisses de notre vie quotidienne et que l’on continue d’étouffer par tous les moyens de bord.
N’est-il pas temps de lever enfin la voix et de s’indigner, avec Stéphane Hessel, contre ces « faits divers » honteux que l’on cherche à dissimuler dans les bas-fonds de nos résidences et de nos hôpitaux ?

 

 

Pour mémoire

« Ai-je eu le choix à 19 ans, lorsque mon père s’est retrouvé au chômage ? »


Liban : Des employées de maison mettent en scène leur dur quotidien

 

Liban : Victime, l’employée de maison est enfermée ; ses bourreaux, eux, sont bel et bien libres

 

 

 

Elle a à peine 25 ans, mais la vieillesse a déjà rongé les traits de son visage et effacé son sourire jadis généreux.Originaire des Philippines, Maria, comme on va l’appeler, est clouée au lit dans des conditions inhumaines depuis quatre mois dans un hôpital gouvernemental, suite à une conjonction de circonstances complexes et malheureuses qui ont débuté par une « chute » du 7e...

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