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À La Une - Le billet

« Si c’est gratuit, c’est vous le produit » *

Quand Mme Google arriva à la maison, M. Facebook était déjà là. Dans la cuisine, il posait une grande marmite sur un bec à gaz.
« Bonsoir chéri », lui lança-t-elle, avec un entrain dont elle ne se pensait pas capable. M. Facebook se retourna. Elle comprit, aux traits tirés de son visage, qu’il était dans un état globalement similaire au sien : crevé.
« Je mets de l’eau à bouillir. On fait des pâtes ce soir, non ? C’est bon, rapide, et j’ai encore beaucoup de boulot », dit-il.
« Parfait », répondit Mme Google, qui choisit de ne pas relever que la famille se tapait des pâtes depuis quatre jours. Elle monta dans la chambre. Elle venait de finir d’enlever son tailleur pour une tenue plus relax, quand elle entendit son mari crier « À table ! », rapidement suivi d’une cavalcade dans les escaliers de la villa familiale.


Quand elle arriva dans la salle à manger, Pinterest, LinkedIn, Twitter et Yahoo étaient déjà attablés. Pinterest, la petite dernière, était la plus calme du quatuor. À l’école, elle passait ses journées à épingler des images sur de grands tableaux. Des images de plats cuisinés, de gâteaux, de robes, de chaussures... Ses parents s’inquiétaient un peu du manque d’évolution intellectuelle de Pinterest. Mais la petite avait l’air heureuse et, atout indéniable dans la vie, elle n’avait pas son pareil en matière de trucs de grands-mères pour détacher tout type de tissu, raviver les cuivres et nettoyer les vitres sans laisser de traces.


Après Pinterest venait Twitter. Ce dernier était aussi hyperactif que la première était placide. Il bavardait tout le temps. Ses professeurs étaient unanimes, de classe en classe, dans leur évaluation de Twitter : « Parle trop. » Il avait tant de choses à dire que, depuis un moment, il truffait son propos d’abréviations. Parfois, il parlait trop vite et regrettait ce qu’il venait de dire. Mais l’affaire, grave ou non, était rapidement dégagée par le tsunami de ses mots. À table, entre deux cuillérées de coquillettes, Twitter racontait sa journée, en détails et en segments.

 

Mais ce soir-là, c’est Yahoo qui, d’ordinaire relativement calme, paraissait agité. Depuis le début du dîner, il se tortillait sur son siège.
Avant même que M. Facebook ait fini de lui demander si tout allait bien, Yahoo, une lueur fiévreuse dans les yeux, dit : « J’ai fait un coup de maître aujourd’hui. »
« Un coup de maître ? » demanda Mme Google, un peu inquiète.
« Oui, j’ai obligé mes abonnés à me donner leur numéro de téléphone s’il voulaient entrer dans leur boîte aux lettres », dit-il.
« Je ne vois pas bien la nouveauté, moi-même je l’ai déjà fait », répliqua sa mère.
« Tu l’as fait, mais tu as laissé une échappatoire à tes abonnés. Mon système était incontournable. S’il ne me livrait pas son numéro de téléphone, l’abonné se retrouvait dépossédé de tout son courrier », dit Yahoo dans un sourire qui dévoilait ses dents, surtout les canines, qu’il avait proéminentes.
« Et comment as-tu fait passer la pilule, mon fils ? » demanda sa mère.
« L’argument classique : mesure de sécurité. Puis j’ai ajouté ma touche perso : j’ai contraint l’abonné à changer son mot de passe », répond-il.
« Mais maintenant, que vas-tu faire de toutes ces données ? Ça va être beaucoup de travail à classer ! » fit remarquer M. Facebook.
« Des amis sont déjà intéressés par les numéros. Je vais transférer et sous-traiter », dit Yahoo, qui rougit de plaisir en lisant la fierté dans les yeux de ses parents.


À la table, seul LinkedIn n’eut pas l’air impressionné. Tranquillement, il continuait de manger ses nouilles. Il avait toujours été comme ça, sérieux, calme. Et il aimait beaucoup les nouilles. Mais il avait surtout un faible pour les petites fiches et les diagrammes, ce qui avait toujours interpellé ses parents. Après manger, ils savaient déjà que LinkedIn allait remonter dans sa chambre et mettre à jour ses fiches, les dupliquer, les classer, réordonner ses classeurs, actualiser ses diagrammes. Lui, il faisait dans le sérieux, les coups de Yahoo ne l’émouvaient pas plus que ça.


Sur ce, la tablée se dispersa. Pendant que les enfants chargeaient le lave-vaisselle, M. Facebook et Mme Google se retrouvèrent dans le bureau.
« Tu as l’air soucieuse », dit M. Facebook en posant ses mains sur les épaules de Mme Google.
« Oh, je suis tellement en retard. Je n’ai pas fini de scanner les mots clés et les courriers, or j’ai un lot de pubs pour produits allégés à placer sur mes cibles anorexiques. »
« Si tu as besoin d’aide, je peux chercher dans mes fichiers archivés ? »proposa M. Facebook.
« Oh, merci mon chéri ! En tout cas, j’ai une bonne nouvelle. On commence à se plier à mes règles de référencements. Je vois de plus en plus d’articles dont les intros ne sont qu’une accumulation de mots clés. Super lourd, mais tellement gratifiant », continua Mme Google.
« Tiens bon ma chérie, bientôt ce sont des algorithmes qui écriront les articles. De mon côté, grande nouvelle, j’ai passé le milliard d’utilisateurs », répondit M. Facebook.
« Magnifique ! s’exclama Mme Google en sautant au cou de M. Facebook. Tu sais, parfois, l’ampleur de notre réussite familiale m’intrigue un peu. »
Elle l’embrassa. Derrière eux, dans un cadre accroché au mur, l’on pouvait lire : « Comme dit l’adage : si c’est gratuit, c’est vous le produit. »

 


*Slogan circulant sur de nombreux blogs spécialisés dans les affaires du net et des réseaux sociaux.

Quand Mme Google arriva à la maison, M. Facebook était déjà là. Dans la cuisine, il posait une grande marmite sur un bec à gaz.« Bonsoir chéri », lui lança-t-elle, avec un entrain dont elle ne se pensait pas capable. M. Facebook se retourna. Elle comprit, aux traits tirés de son visage, qu’il était dans un état globalement similaire au sien : crevé.« Je mets de l’eau à...

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