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À La Une - Interview

« Désaccord fondamental entre Russes et Occidentaux sur la manière de traiter avec les islamistes »

Pour le fondateur et président de l’IFRI, Thierry de Montbrial, les révoltes arabes sont en train de fabriquer un nouveau
conflit Est-Ouest.

Le fondateur et président de l’IFRI, Thierry de Montbrial, lors de son passage à Beyrouth.

Propos recueillis pas Antoine AJOURY

Après la vague d’espoir et d’euphorie qui a accompagné le début des révoltes arabes, un vent de déception et de crainte balaie aujourd’hui la région. En effet, la chute de plusieurs dictatures a permis l’arrivée au pouvoir des islamistes, alors que dans d’autres pays, le chaos semble s’y être installé pour durer. Le débat est lancé pour savoir si ces changements aboutiront à un « printemps arabe » démocratique ou bien retourneront à la case départ. Pire encore, les minorités religieuses semblent gagnées par la peur, alors que le monde est profondément divisé quant à l’attitude à adopter face aux islamistes.
De passage à Beyrouth, le fondateur et président de l’IFRI (Institut français des relations internationales), Thierry de Montbrial, a bien voulu accorder à L’Orient-Le Jour un entretien à bâtons rompus au cours duquel il a décortiqué les dessous des révoltes arabes qui secouent la région depuis plus d’un an.

Question : Les révoltes arabes sont-elles, selon vous, le résultat de la crise économique (pauvreté, chômage, injustice) ou bien s’agit-il bien d’un désir de liberté et de démocratie ?
Réponse : Le monde arabe, qui n’a pas trouvé jusqu’à présent son équilibre, est en crise perpétuelle depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Il est allé, depuis ce temps-là, d’illusions en désillusions. Il y a eu d’abord l’illusion de l’indépendance et la cause nationale arabe qui n’a pas abouti. Sont venus ensuite les mandats de la Société des nations puis la décolonisation après la Seconde Guerre mondiale, débouchant presque partout sur des dictatures qui se sont faites, du moins au début, au nom des valeurs occidentales. Tel était le cas des partis Baas syrien et irakien, qui ont bâti leur système avec des idéologies empruntées directement à l’Europe, notamment la France, comme la laïcité et le socialisme. Il y a eu également d’autres idéologies d’emprunt comme en Algérie, qui a transposé sur son sol le modèle soviétique. Entre-temps, ces régimes ont appris les techniques du maintien au pouvoir. Aujourd’hui, toute cette phase-là est en train de s’écrouler.
Dans les causes fondamentales, il y a évidemment l’échec économique, l’incapacité de donner du travail aux jeunes, etc. J’ai été par exemple extrêmement frappé lors de mes derniers voyages en Égypte par le ras-le-bol général. Les jeunes ne connaissaient que Moubarak. C’était insupportable. Il y avait une sorte d’immobilisme, de pesanteur qu’on sentait de façon palpable, laquelle cachait l’échec économique.
Nous sommes dans une situation comparable au tremblement de terre en géologie. C’est-à-dire que les causes fondamentales d’un changement majeur (d’un séisme dans le cas de la géologie, d’une révolution dans le cas de la politique) ne sont pas de même nature que les causes immédiates. Aujourd’hui encore, la science et la technologie sont incapables de prévoir cinq minutes à l’avance quand un tremblement de terre va se produire. Les révolutions, c’est pareil. On sait que les empires et les dictatures ne peuvent pas durer indéfiniment. Mais on ne peut pas prévoir quand ils s’écrouleront. Si l’on prend l’exemple de la Corée du Nord, qu’on en discute maintenant ou bien il y a dix ans, on peut affirmer que le régime de Pyongyang s’écroulera un jour.
Néanmoins, il y a plusieurs sortes de dictature. Le régime de Ben Ali n’a rien à voir avec celui de Kadhafi, qui sont différents de celui de Moubarak ou d’Assad. Donc chaque situation est particulière. D’autre part, il existe des régimes autoritaires qui arrivent à se réformer. En effet, la Chine est un exemple extraordinaire d’évolution douce avec un fond de succès économique.

Peut-on comparer le printemps arabe aux révolutions de l’Europe de l’Est ?
Les révoltes actuelles dans le monde arabe actuellement n’ont rien à voir avec la situation qui prévalait en Europe de l’Est il y a une vingtaine d’année. Il y a au moins deux différences qui sont majeures. D’abord les événements de 1989-1991 se passaient en Europe, un continent bien défini. Ensuite, il s’agissait, d’une part, de l’écroulement de l’empire russe, qui s’est constitué à partir du XVIe siècle, et, d’autre part, de l’écroulement du système communiste qui avait dérivé vers une sorte d’autoritarisme décadent. La décomposition de l’Europe de l’Est à cette époque relève d’un phénomène de décomposition d’empire, ce qui n’est absolument pas le cas dans le monde arabe actuellement.
En outre, les moyens économiques qui pourraient être disponibles pour une politique européenne afin d’aider les pays du Sud à sortir de leurs difficultés sont limités, avec les conséquences qui en découlent, à savoir le soutien des pays pétroliers ou gaziers comme l’Arabie saoudite et le Qatar qui ont l’argent. Ce qui nous ramène à la question des islamistes et des salafistes.

En effet, le « printemps arabe » semble se transformer en « automne islamiste »...
On a vu depuis près d’un an une parfaite illustration d’une loi générale de l’histoire dans les révolutions : ce n’est pratiquement jamais les premiers qui font la révolution qui la gagnent. Si on prend l’exemple égyptien, les jeunes de la place Tahrir qui se sont relayés jour après jour ont déstabilisé et fait tomber le régime. Mais où sont-ils maintenant ? Ils ont disparu. On peut dire que ces jeunes étaient naïfs dans le sens originel du terme puisque les forces réelles du pays n’étaient pas eux. Ce sont les militaires et les Frères musulmans. Et depuis un an et demi, tous ceux qui analysent la situation estiment que la suite dépendra du résultat d’un rapport de force entre les deux. Celui-ci semble évoluer actuellement en faveur des Frères musulmans avec un nouveau président qui est beaucoup plus habile qu’il en a l’air.

On se demande aujourd’hui si les révoltes arabes vont aboutir à des démocraties ?
Tout le monde parle de démocratie, mais sans préciser ce que l’on entend par là. Renverser un régime dictatorial ou autoritaire par la rue n’implique pas l’avènement de la démocratie. Cette dernière est inséparable de trois notions de base : premièrement, l’alternance paisible du pouvoir, c’est-à-dire un changement ordonné des dirigeants ; deuxièmement, l’existence d’institutions (de caractères législatif, politique et économique), sachant que des élections au suffrage universel peuvent conduire à des dictatures, à l’instar de l’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne, si elles n’ont pas lieu dans un cadre institutionnel ancré. Il faut ainsi un État de droit, une séparation des pouvoirs, des conditions institutionnelles de bonne économie, etc. Et là, on touche du doigt le cœur du problème actuel : la construction d’institutions légitimes a besoin de temps. La démocratie ne naît pas par génération spontanée.
Troisièmement, du point de vue idéologique, la démocratie suppose un fond d’idéologie libérale, le principe de base étant la liberté. Or dans beaucoup de régions dans le monde, l’idée de liberté n’est pas culturellement ancrée.
Donc pour toutes ces raisons, je pense qu’il ne faut pas se réjouir bêtement et naïvement du phénomène du printemps arabe, tout en saluant la chute des dictatures.

Le défi de la démocratie pourra-t-il être relevé par les islamistes ?
La question de la solubilité de la démocratie dans l’islam n’est qu’une autre manière de poser la question du temps. À court terme, la réponse est bien sûr négative. Rappelons que la chrétienté, il n’y a pas si longtemps, n’était pas très soluble dans la démocratie, mais il a bien fallu qu’elle s’y mette.
Aujourd’hui, les Frères musulmans ou les islamistes sont sortis majoritaires des élections organisées récemment. Dans mes différents voyages en terre arabe, en particulier en Égypte, j’ai toujours été frappé en discutant avec des islamistes par l’inexistence de la notion de laïcité. Le concept n’a pas de sens pour eux, et c’est le principe de la charia qui prévaut. À partir du moment où les distinctions fondamentales des traditions démocratiques ne sont pas faites, il y a effectivement un problème. Il est en tout cas trop tôt pour se faire une idée précise, en attendant une évolution historique concrète.
Ayant parlé auparavant d’illusions et de désillusions, le monde arabe, après avoir tout essayé, va essayer maintenant ce qu’il n’a pas encore expérimenté, à savoir des gouvernements islamistes, à des degrés divers, chacun à sa manière. Le modèle égyptien étant différent du tunisien ou du marocain, etc.
En tout cas, après la période de réjouissance, les gens veulent du pain, des emplois et de l’éducation pour leurs enfants. Si les nouveaux gouvernements apparaissent incapables de répondre à ces demandes, il y a un risque qu’ils deviennent eux-mêmes autoritaires pour garder le pouvoir, et on repartira vers une nouvelle phase d’échecs et de désillusions.
Si, au contraire, certains seront assez intelligents pour manœuvrer, trouver des compromis et rentrer davantage dans ce que nous appelons la modernité, à ce moment-là on aura une nouvelle phase historique qui sera probablement très intéressante. Mais il est encore trop tôt pour le dire.
En tout cas, la question qui va être très intéressante est de savoir s’il y aura dans ces pays un nouveau régime qui va pouvoir s’engager dans une voie de succès économique et sociale. S’ils échouent, on se retrouvera dans des situations dramatiques.
Mais s’il y a succès au niveau économique, le processus peut aller très vite avec la diffusion des idées, Internet, etc. Ce qui engendrera forcément une classe moyenne et une élite qui voyageront et s’ouvriront de plus en plus, arrivant à un certain moment où ils remettront en cause les postulats idéologiques du régime.

Le modèle turc est-il transposable au monde arabe ?
Au début de 2011, on a souvent parlé du modèle turc, alors qu’actuellement, on en parle beaucoup moins parce qu’il s’agit d’un modèle sui generis. Le modèle turc est le résultat d’une histoire très particulière qui nous ramène notamment à l’extraordinaire histoire de Mustapha Kemal. Or Morsi n’est pas Atatürk, les Tunisiens qui sont au pouvoir aujourd’hui ne sont pas comparables aux partis islamistes turcs. Même une comparaison entre l’armée turque et égyptienne n’est pas faisable dans des contextes tout à fait différents. Il faut dire en outre que les Turcs ne sont pas arabes.

Pourquoi la crise syrienne reste-t-elle sans solution plus d’un an après le déclenchement de la révolte ?
Les Occidentaux abordent la situation en Syrie sous un angle exclusivement idéologique alors qu’elle est d’une grande complexité.
La situation en Syrie est atypique. Déjà, à l’époque de Hafez el-Assad, les experts étaient unanimes à affirmer que le chaos régnera à la mort du leader syrien. Hafez est mort en 2000, et on a fait appel à Bachar, ophtalmologiste qui n’était pas préparé à exercer le pouvoir. Néanmoins, le système a quand même duré dix ans grâce à l’appareil existant. Mais l’appareil sans le génie du chef n’a pas pu évoluer ni s’adapter. Ce qui ne s’est pas passé en 2000 est arrivé aujourd’hui grâce à l’onde de choc du printemps arabe.
Rappelons qu’en Syrie, il y a une minorité alaouite qui représente près de 10 % de la population – avec quelques collaborateurs sunnites achetés par le régime –, appuyée par un appareil qui s’est développé au fil du temps et détenant tous les leviers, alors que parallèlement, il n’y a pas eu de véritable développement économique. Tout cela a évolué sans la possibilité du moindre contre-pouvoir, de sorte que la révolte qui a éclaté n’a pas de véritable opposition organisée. Le problème du Conseil national syrien (CNS) est son manque de représentativité, alors que sur le terrain, des jeunes se lancent bravement à l’assaut du régime sans être organisés ni structurés. Le tout ne fait pas de véritable force susceptible par elle-même de renverser le pouvoir.
S’il n’y a pas une intervention massive de l’extérieur pour renverser le régime, soit le pouvoir d’Assad parviendra à rétablir dans le sang une dictature féroce, soit on aura une guerre civile rampante qui va se développer de jour en jour, sans aucune chance de victoire de l’opposition.
Or une intervention massive de l’extérieur contre le régime d’Assad n’est pas plausible actuellement, et ce pour au moins deux raisons. D’abord, il ne peut pas y avoir d’accord au sein du Conseil de sécurité de l’ONU pour une telle action, à moins que le pouvoir en place utilise des armes chimiques. Dans ce cas, les Occidentaux ont affirmé leur volonté d’intervenir, mais pour laisser quoi derrière eux ? Telle est là la question. Ensuite, aucun pays occidental n’a envie d’intervenir. Déjà l’intervention en Libye a montré les limites d’une telle action.

Pourquoi les Russes et les Chinois adoptent-ils une attitude opposée aux Occidentaux au sein du Conseil de sécurité ?
D’abord les Russes, avec plus ou moins de bonne foi, disent qu’ils se sont fait avoir sur la Libye. Mais bien entendu, ce sont des arguments qui sont largement diplomatiques. Toutefois, il ne faut pas se contenter d’une vision sommaire de la position russe et chinoise.
En ce qui concerne l’attitude de Moscou, il ne faut pas sous-estimer le poids de l’argument suivant : les Russes considèrent vraiment que les Occidentaux sont complètement fous dans la façon de traiter le problème islamiste. Selon leur point de vue, ils estiment que les Occidentaux sont inconscients du danger à venir en laissant le Qatar et l’Arabie saoudite financer les islamistes radicaux. Moscou considère qu’en se faisant, ils sont en train de préparer la corde qui les pendra. À ce niveau, il y a un désaccord fondamental entre les Russes et les Occidentaux dans la manière de traiter avec les islamistes.
À ces désaccords s’ajoute le fait que les Russes ont été traumatisés par un autre printemps, celui de la révolution orange en Ukraine. Moscou et Pékin sont très inquiets de voir les Occidentaux en train de souffler constamment dans le clairon de la démocratie, favorisant partout les déstabilisations. Ces deux pays ont peur pour eux-mêmes. Pour les Russes et les Chinois, l’idée de voir certains pays prêcher la croisade pour le changement des régimes politiques ne peut conduire que vers le chaos, et en particulier dans leur pays. Il y a un désaccord extrêmement fondamental qui touche à la nature même des relations internationales.
On est en train de fabriquer un nouveau conflit Est-Ouest. À la différence du précédent, il ne s’agira pas d’un conflit aussi tranché qui a eu lieu à l’époque de la guerre froide. Un des aspects de ce conflit est la position de l’Iran qui va se trouver de plus en plus dans la mouvance de la Russie et surtout de la Chine. Derrière tout cela, il y a aussi des enjeux énergétiques importants. Or les Occidentaux qui ont des stratégies extrêmement superficielles par rapport à ces sujets n’en sont pas suffisamment conscients.

 

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