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Moyen Orient et Monde - Reportage

« Anéantir le désir de quelqu’un, c’est un crime contre l’humanité »

En Égypte, l'un des pays qui excisent le plus au monde, la sensibilisation contre les mutilations génitales est un long combat, mêlant imaginaire collectif, patriarcat et inefficacité des lois, malgré l'engagement de nombreuses ONG et acteurs de la société civile.

Campagne de sensibilisation contre l’excision en Haute-Égypte. Reuters/Tara Todras-Whitehill

Les après-midi s'égrainent, témoins de batailles d'eau au bord du Nil et de goûters dans la pénombre des maisons aux volets fermés pour garder la fraîcheur à l'intérieur. Il ne reste que quelques semaines aux petits Égyptiens avant de retrouver les bancs de l'école. En balayant du regard leur salle de classe à la rentrée, les professeurs verront des peaux tannées et des boucles blondies par le soleil. Certains enfants auront grandi : un duvet sur les joues, une poitrine naissante sous plusieurs couches de vêtements. Deux mois de vacances, c'est souvent suffisant pour arborer les prémices de la puberté.

Les adultes seront pourtant bien incapables de percevoir les drames qui se sont joués durant l'été, à l'orée d'une adolescence qui montre ses premiers signes.
La saison estivale en Égypte est sanglante. Entre juin et septembre, plusieurs milliers de filles subissent une excision. Les vacances scolaires y sont propices car elles permettent un rétablissement moins précipité.
Les chiffres varient, mais on estime à environ 92 % le nombre de femmes excisées entre 15 et 46 ans. Jusqu'à 97 % dans les zones rurales : plus de 27 millions de femmes.
Les statistiques donnent le tournis mais ne reflètent qu'une partie de la réalité, puisque l'excision se pratique généralement bien avant l'âge de 15 ans. Le nombre effectif de filles pas encore adolescentes mais déjà excisées ou en passe de l'être est donc mal référencé. « On estime à 30 % le nombre de petites filles déjà excisées vers l'âge de 8 ans. Mais ces chiffres ne disent rien puisque une grande partie d'entre elles le seront plus tard », affirme Viviane Fouad, coordinatrice de la lutte antiexcision au National Council for the Population, rattaché au ministère de la Santé égyptien.
« On ne se rend pas compte à quel point cela concerne un grand nombre de femmes », affirme Asma', une Égyptienne de 25 ans. « Quand on voit les chiffres, on commence à regarder ses amies avec suspicion. Peut-être qu'elle, elle l'est. Et elle, est-elle excisée ou pas ? s'interroge-t-elle. Ce n'est pas un truc dont on parle ouvertement, même entre filles. » Asma' se félicite d'y avoir échappé : « J'ai eu beaucoup de chance, ni moi ni ma mère ne le sommes. Mais c'est sûrement parce qu'elle est syrienne », assure-t-elle.

 

(Lire aussi : Briser le mythe de l'excision en Égypte)

 

2 500 ans
Car si la pratique est largement répandue en Afrique, l'excision est née sur les terres pharaoniques, il y a plus de 2 500 ans, faisant de l'Égypte le premier exciseur mais aussi l'importateur de cette mutilation dans les pays voisins au fil des migrations. Les pharaons considéraient que tout être humain naissait bisexuel et possédait deux âmes, une féminine et une masculine. Selon leurs croyances, pour que la femme puisse être fertile et donner naissance à des enfants, il fallait lui enlever ses attributs masculins. C'est pour cette raison que le clitoris était coupé avant l'arrivée des premières règles. Une tradition qui s'est perpétuée au fil des siècles, chez les chrétiens et les musulmans, en dépit de son absence dans les livres religieux monothéistes.
Mona Aboulghar, gynécologue, voit passer dans son cabinet une vingtaine de femmes par jour. « Plus de 70 % sont excisées », assure la médecin. Jusqu'à 90 % pour celles issues de milieux défavorisés. « Elles sont généralement très jeunes et issues de familles peu éduquées, observe-t-elle. Je ne fais jamais de remarques, mais il arrive que certaines d'entre elles m'en parlent ouvertement et évoquent les problèmes que cela pose, particulièrement dans leur vie sexuelle. J'essaye de les aider autant que possible, mais mes réponses sont assez limitées. Durant toutes mes études de médecine, personne ne nous a formés à traiter des patientes excisées. Mon expérience s'est faite sur le terrain. »

Sumaya fait partie de celles qui n'ont pas échappé à la lame de rasoir. Cette mère de 3 enfants, âgée de 39 ans, ancienne professeur d'arts plastiques, a vu la « dayâ » (exciseuse) arriver à la maison un après-midi d'été, peu avant l'adolescence. « La famille était rassemblée à la maison, une fête se préparait. Je ne savais pas pourquoi, mais j'ai senti que quelque chose allait se passer, raconte-t-elle. J'étais assise dans le salon, avec ma mère et ma grand-mère. D'un coup, elles se sont jetées sur moi. Elles m'ont bloquée au sol, elles m'ont ouvert les jambes, ma mère s'est assise sur l'une de mes cuisses, ma grand-mère sur l'autre et la vieille dame m'a tranchée. J'ai cru qu'on me punissait pour une bêtise que j'avais faite. » Elle se souvient l'incompréhension et l'humiliation de « marcher comme un canard » et de ne pas pouvoir « faire pipi toute seule pendant 10 jours ». Elle évoque aussi la douleur des accouchements et l'inconfort des rapports sexuels dans sa vie d'adulte. « Mon mari dit que je suis froide, lâche-t-elle laconique. Il se plaint que je ne jouis jamais, que je ne ressens rien. J'ai un orgasme une fois tous les 6 mois, pas plus. »

 

(Pour mémoire : « En empêchant le plaisir des femmes, on est sûr qu’elles n’iront pas voir ailleurs »)

 

Réparer les femmes
Face au désarroi de nombreux couples et à la souffrance des femmes, le docteur Amr Seifeddine est devenu l'un des rares médecins en Égypte à vouloir « réparer les femmes ». Il officie dans une clinique privée de Mohandesseen qui ne désemplit pas. Chaque semaine, il effectue une à cinq opérations de reconstruction génitale. Il voit passer dans son cabinet de très jeunes femmes « moins de la trentaine, qui ont bien mieux conscience que leurs mères et leurs grand-mères des ravages de l'excision ».
Se refusant au discours de charlatans tenu par certains médecins qu'il fustige, il assure que l'opération n'a pas de bénéfices physiques énormes : « C'est surtout dans la tête. Le clitoris possède 8 000 nerfs qu'on ne peut pas retrouver. » À grand renfort de schémas et de photos d'interventions, il explique la difficile procédure pour redonner aux femmes un sexe « normal » et les techniques pour reconnecter certains tissus. « J'entends des médecins dire que la quasi-totalité de leurs patientes ont découvert l'orgasme après l'opération. Ça n'arrive pas ici. D'abord, parce qu'il est faux de dire que les femmes excisées ne peuvent pas avoir d'orgasme. Certaines d'entre elles, par contre, assurent avoir plus de plaisir après l'opération. C'est psychologique. Les femmes excisées sont tellement mal dans leur peau et complexées que retrouver un appareil génital normal leur redonne confiance en leur intimité et leur permet de mieux explorer leur sexualité », affirme le médecin. Mais cette intervention a un prix : 1 500 euros en clinique privée, 300 euros dans un hôpital public ; deux à dix fois le salaire moyen en Égypte. Une somme que peu de femmes excisées, comme Sumaya, peuvent se permettre.

Mais au-delà des interventions chirurgicales, Amr Seifeddine se bat depuis plus de 20 ans pour combattre les stéréotypes qui perpétuent la tradition. « La femme arabe est considérée comme hypersexuée, donc infidèle et incapable de conserver sa virginité avant le mariage. C'est dans l'imaginaire collectif, c'est pour cette raison qu'elle est plus sujette à l'excision. Anéantir le désir de quelqu'un, c'est un crime contre l'humanité », tranche-t-il.
Dans le panel des mesures pour lutter contre l'excision, l'Égypte l'a rendue officiellement illégale en 2008. Dalia Abd el-Hameed, responsable des droits sexuels à l'EIPR, touche toutefois un point sensible : « En considérant les parents comme coupables à degré équivalent avec le médecin qui commet l'acte, on se retrouve avec des excisions qui tournent mal, des décès et des corps enterrés dans le secret par peur des représailles judiciaires. Il faut sortir de cela. Un parent qui souhaite l'excision pour sa fille, même si c'est répréhensible, ne souhaite pas sa mort », insiste-t-elle.

 

(Pour mémoire : La lutte contre l'excision, le combat d'une vie pour Madina)

 

Éducation/Domination
Toutefois, si les mutilations génitales sont en baisse depuis leur illégalité, elles se sont aussi médicalisées et se pratiquent de plus en plus souvent dans des cliniques privées, avec la complicité de tout un personnel soignant. « Il n'y a pas de réel désir de faire disparaître le problème (...) », souligne Reda el-Danbouki, avocat spécialisé dans la défense des droits de l'homme. « Au sein même de la justice, on constate une volonté de donner des échappatoires aux coupables car certains responsables n'y voient pas un crime », dit-il.
Les militants antiexcision sont tous d'accord pour dire qu'une meilleure éducation est la solution pour éradiquer cette tradition, mais la déconstruction des fantasmes misogynes est aussi primordiale.
« Il faut éduquer les femmes qui encouragent la pratique en étant persuadées que c'est ce qu'il y a de mieux pour leurs filles et déconstruire les fantasmes des hommes quant à la pratique. Ce n'est pas juste une question d'ignorance, c'est aussi le patriarcat, la domination et l'autorité masculines sur le corps des femmes. Les hommes ont du mal à abandonner leurs privilèges », note Dalia Abd el-Hameed.

Une position partagée par Equality Now, organisation qui lutte activement contre les mutilations génitales : « L'excision existe à cause de la volonté des hommes d'avoir le pouvoir sur leurs femmes et leurs filles. C'est un outil de contrôle », assure Suad Abu-Dayyeh, consultante pour la région Moyen-Orient/Afrique du Nord.
L'un des grands défis est donc avant tout d'éradiquer la pression masculine et sociale. Sumaya fait d'ailleurs une confidence : « Mes deux filles ne sont pas excisées, nous avons fait ce choix avec mon mari étant donné les problèmes que cela cause à une femme dans sa vie de couple à l'âge adulte, par contre, personne ne le sait dans mon village, je ne veux pas qu'elles soient jugées ou ostracisées. »

Les ONG et les autorités égyptiennes espèrent éradiquer l'excision d'ici à 2030, mais « au rythme auquel ça avance, c'est impossible », lâche Dalia Abd el-Hameed. Un aveu d'échec en perspective que Viviane Fouad reconnaît, amère : « Ça avance tout de même, mais on parle d'une pratique de plus de 2 500 ans, comment peut-on s'imaginer qu'on arrivera à en venir à bout en 5, 10, 15 ans ? La vérité c'est que ça prendra plusieurs générations. »

 

 

Pour mémoire
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Les après-midi s'égrainent, témoins de batailles d'eau au bord du Nil et de goûters dans la pénombre des maisons aux volets fermés pour garder la fraîcheur à l'intérieur. Il ne reste que quelques semaines aux petits Égyptiens avant de retrouver les bancs de l'école. En balayant du regard leur salle de classe à la rentrée, les professeurs verront des peaux tannées et des boucles...

commentaires (3)

incroyable mais vrai, nous sommes au XXI ème siècle et cela existe dans plusieurs pays autre que l'Egypte, et le pire que c'est bien souvent des femmes qui forcent leurs filles

Talaat Dominique

18 h 05, le 02 août 2016

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Commentaires (3)

  • incroyable mais vrai, nous sommes au XXI ème siècle et cela existe dans plusieurs pays autre que l'Egypte, et le pire que c'est bien souvent des femmes qui forcent leurs filles

    Talaat Dominique

    18 h 05, le 02 août 2016

  • C'est au 21ème des pratiques moyenâgeuses du 14ème... et ces pratiques criminogènes continuent à exister en toute impunité...

    M.V.

    11 h 40, le 02 août 2016

  • Les hommes naissent innocents, mais ça ne dure guère. ” De Jean-Pierre Melville

    FAKHOURI

    10 h 14, le 02 août 2016

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