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Nos Lecteurs ont la Parole - Yves PREVOST

Si vous êtes stupide...

Il y a quelques années, dans un couvent historique de la Vallée sainte, on pouvait lire sur une affichette le texte suivant :
Si vous êtes croyant : priez.
Si vous êtes incroyant : admirez.
Si vous êtes stupide : écrivez votre nom !
Il faut croire qu'au Liban, les stupides – et fiers de l'être –
sont légion car, sur le mur voisin on pouvait – et on peut encore – lire, gravés dans le mortier, ou écrits au feutre, des noms de visiteurs. Et ce à quelques dizaines de centimètres d'un « Livre d'or » où les passants en mal d'écriture avaient toute liberté d'exercer leur talent. Pire, un peu plus loin, un autel en bois est entièrement couvert de graffitis ! Les fresques du XIIe ou XIIIe siècle de Deir es-Salib, victimes du même vandalisme, ont dû être protégées par une grille cadenassée. Il ne s'agit pas là d'une simple démangeaison d'écrire, ni même du désir de laisser son nom à la postérité, comme l'ont fait les conquérants sur les stèles de Nahr el-Kalb. Cela va beaucoup plus loin. Il s'agit réellement d'une soif (que l'on espère inconsciente) de profanation. Ce qu'un professeur de collège appelait, chez les jeunes qu'il trouvait en train d'écrire sur les murs, ou d'arracher les porte-manteaux : « l'instinct de destruction ».
Ce qui est vrai pour un mur ou une fresque l'est aussi pour la Vallée sainte elle-même. Le même irrespect, le même iconoclasme s'y étalent en toute splendeur. Disons la même « stupidité ». La piste menant à Qannoubine, élargie chaque année – en parfaite illégalité –, est comme une affreuse balafre sur le visage d'une icône. Les routes d'accès, incluses dans certains projets, le seront également. Outre leur laideur, elles vont dénaturer, c'est-à-dire détruire, les sites qu'elles sont censées desservir, en en supprimant une donnée essentielle qui est l'isolement. Des sentiers de randonnée pédestre bien balisés (et un excellent travail a commencé à être fait dans ce sens), oui !
Des routes pour véhicules, non !
Le respect que l'on manifeste envers un bien est proportionné au prix que l'on a payé pour l'obtenir. Dès lors, comment s'étonner du comportement des visiteurs de Qannoubine, discutant à haute voix, riant, criant, oublieux du caractère sacré des lieux, s'il leur est permis d'y accéder sans effort (il avait même été sérieusement question d'aménager une route permettant d'arriver en voiture jusqu'à la porte du couvent !) ? Il est vrai que ce n'est pas la musique émanant du restaurant voisin1 ou des radios des pique-niqueurs dansant la dabké qui les incitera à observer un silence, pourtant si nécessaire, en ces lieux. « Stupide », avez-vous dit ? Le mot semble ici bien faible, ceux de « vandale » ou « sacrilège » seraient sans doute plus adéquats.
Heureusement, l'Unesco veille, mais pour combien de temps encore ?2. Elle met en garde contre la mise en œuvre de projets (qui) peuvent mettre l'ensemble du site en péril, d'une façon qui peut être irrémédiable3. Parmi les menaces qui pèsent sur la vallée et dénoncées dans le rapport de mission 2012, on note les remarques suivantes : les projets de percement de routes d'accès, téléphériques (!),
hôtels4. La facilitation de l'accès favorise un tourisme de masse, recherchant le simple coup d'œil plus que l'esprit du lieu, peu prêt à prendre le temps et à faire l'effort nécessaire pour saisir cet esprit. Le nombre de visiteurs dépasse souvent sa capacité d'accueil. L'utilisation de différents types de véhicules à carburant5.
L'action des chasseurs, acharnés à exterminer la faune – et ce en toute impunité, malgré la présence d'un poste de gendarmerie –,
aurait également mérité d'être citée. On pourrait mentionner aussi, pour faire bonne mesure, les panneaux qui ont fleuri dans la vallée depuis l'été 2013. Mais si leur esthétique peut être critiquée, ils ont au moins un mérite : celui de nous faire rire un peu. Ainsi celui où l'on peut lire : « Sainte Chmouneh : deux parties, les tableaux reviennent au XIIIe siècle » (comprenne qui pourra ! L'indication est d'autant plus mystérieuse qu'il n'y a jamais eu dans cette église, pour autant que l'on sache, de tableau célèbre6). Ou encore cet autre qui nous fait admirer la prescience de ceux qui ont bâti à Qannoubine, au IVe siècle, une résidence, pour un patriarche qui ne viendrait que onze siècles plus tard !
En conséquence de tout cela, les visiteurs respectent rarement la spiritualité du lieu et les pèlerins qui viennent pour une visite spirituelle sont de moins en moins nombreux7, la vallée perd sa valeur principale de lieu de culte et de pèlerinage.
Et le rapport cité conclut : (Tous ces projets) témoignent d'une incompréhension du caractère du lieu et conduisent au développement d'un tourisme de masse.(...) L'esprit qui (les)sous-tend n'a pas pour objectif un tourisme adapté au caractère spirituel du lieu. Si l'objectif n'est pas la mise en valeur du « caractère spirituel du lieu », quel peut-il donc être, sinon financier ? Or Dieu et Mammon ne font pas bon ménage. « Nul ne peut servir deux maîtres » (Mt 6: 24)8. Que l'on me pardonne le ton de ces propos. S'ils peuvent paraître durs, c'est que pour moi, la Qadicha est la maison de Dieu, et me voilà pris d'une colère – que j'espère sainte. J'ai envie de hurler, comme Maurice Clavel devant la désacralisation du monde : « Dieu est Dieu ! Nom de Dieu ! ». N'est-il pas écrit : « Le zèle de Ta maison me dévore » (Ps 69: 10) ? Et n'est-ce pas à coups de fouet que Jésus, pourtant « doux et humble de cœur » (Mt 11: 29),
a chassé les marchands du temple, redisant la parole du prophète : « Ma maison est une maison de prière et vous en avez fait une caverne de voleurs ! » (Mt 21: 13) ?
Il faut le dire et le redire, et le répéter et le crier, même si ce cri se perd dans le désert et semble n'éveiller, jusqu'à présent, aucun écho : la Qadicha est la Vallée sainte, et ce qui est saint ne doit pas être profané ! Que le Seigneur leur pardonne : ils ne savent pas ce qu'ils défont !

Yves PREVOST

1 – Même le vendredi saint, à l'heure du chemin de croix !
2 – Des pressions sont faites pour l'amener à déclasser le site. Il vaut mieux ne pas essayer d'imaginer ce que la vallée deviendrait alors !
3 – (Unesco mission 850, avril 2012). Selon une note en date du 2 février 2015, adressée à l'Unesco par la Direction générale des antiquités du ministère de la Culture, les projets mis en cause dans ce rapport sont abandonnés, mais ils risquent de renaître sous une autre forme si « l'esprit qui les sous-tend », dont il est question plus loin, demeure. La vigilance s'impose donc.
4 – Ibid. Dans les paragraphes qui suivent et jusqu'à la première référence biblique, les passages en italique sont extraits du même rapport.
5 – Dans le monde entier, des sites semblables sont interdits à tout véhicule à moteur. Les transports se font par carrioles à cheval. Pourquoi n'en serait-il pas de même ici ?
6 – Sans doute s'agit-il d'une allusion aux fresques (et non des « tableaux ») qui ornaient la chapelle jusqu'à ce qu'un zélé vandale les fasse enlever.
7 – En chiffres absolus, peut-être pas, mais en proportion, certainement. Ce qui fait que ceux qui y viennent prier ou faire retraite ne peuvent profiter de l'atmosphère de silence et de recueillement qu'ils sont venus chercher et qu'ils sont en droit d'y trouver. Surtout les week-ends, dès les beaux jours venus.
8 – En fait, l'idée de départ –
excellente – devait être de refaire de la Vallée sainte un haut lieu spirituel. On imagine sans peine comment elle a pu se dévoyer. Le bureau d'étude pressenti propose un projet grandiose, mais très onéreux. Il faut donc qu'il puisse s'autorentabiliser, et pour cela, attirer le maximum de visiteurs payeurs. Et voilà que l'aspect économique a pris le pas sur – et a en fait détruit – le spirituel qu'il était censé servir !

Il y a quelques années, dans un couvent historique de la Vallée sainte, on pouvait lire sur une affichette le texte suivant :Si vous êtes croyant : priez.Si vous êtes incroyant : admirez.Si vous êtes stupide : écrivez votre nom !Il faut croire qu'au Liban, les stupides – et fiers de l'être –sont légion car, sur le mur voisin on pouvait – et on peut encore – lire, gravés dans...

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