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Liban - Affaire Manal Assi

La société civile affirme son rejet de la justice machiste

Plus de cent personnes en colère ont fustigé hier un arrêt clément à outrance que la cour d'assises a rendu en faveur d'un mari coupable d'avoir tué sa femme en la rouant de coups.

Plus de cent personnes en colère ont fustigé mercredi un arrêt clément à outrance que la cour d'assises a rendu en faveur d'un mari coupable d'avoir tué sa femme en la rouant de coups. Photo Anne Ilcinkas

Exprimer leur révolte contre un jugement qui a bafoué le droit d'une femme victime de violence conjugale d'obtenir justice après sa mort : tel était l'objectif hier après-midi de plusieurs dizaines d'hommes et de femmes, jeunes et moins jeunes, rassemblés devant le portail du Palais de justice à l'initiative de Kafa, une association qui se consacre depuis sa création, en 2005, aux droits de la femme et de l'enfant et qui a réussi, après plusieurs années de lutte, à faire voter en avril 2014 une loi sur la protection de la femme contre la violence domestique.

L'arrêt décrié est celui que vient d'émettre la cour d'assises présidée par la juge Hélène Iskandar, qui a condamné à seulement cinq ans de prison Mohammad al-Nhaily, coupable d'avoir tué, en février 2014, sa jeune femme de 34 ans, Manal Assi, qu'il a torturée et battue à mort à coups de cocotte-minute sur la tête, pendant plus de deux heures. Pour émettre sa décision, le tribunal a considéré l'infidélité de Manal comme « un acte injuste, grave et dangereux de la part de la victime », se basant sur l'article 252 du code pénal, qui présente un tel acte comme une circonstance atténuante au crime perpétré.

Devant la mère de Manal, mais aussi celle de Roula Yacoub, ainsi que le père et le frère de Sarah el-Amine, la sœur de Nisrine Rouhana et tant d'autres proches de femmes victimes de la violence conjugale, tous encadrés par les médias et des agents de l'ordre, la directrice de Kafa, Zoya Rouhana, donne le ton en dénonçant « un jugement qui a fait fi de l'esprit de la loi sur la violence domestique de 2014 ». Elle se demande, indignée, « comment une personne (en allusion à Hélène Iskandar), qui a contribué à l'élaboration d'une telle loi (elle faisait partie de la commission des magistrats qui avaient participé à la rédaction du projet de loi), peut-elle punir de seulement 5 années carcérales, c'est-à-dire 45 mois, un tel crime ».
Dans son discours, Mme Rouhana exhorte en outre le parquet d'appel à se pourvoir en cassation « afin de redonner à la justice son image et son prestige », d'autant, dit-elle, que « la famille de Manal s'est désistée de sa plainte, suite à des menaces ». « Manal et les autres femmes victimes sont devenues les symboles d'une cause sociale que nous avons adoptée et pour laquelle nous luttons afin que la femme puisse obtenir ses droits et vivre en toute dignité », souligne enfin Mme Rouhana.

(Repère : Violence conjugale : ces Libanaises qui ont perdu la vie ces trois dernières années)

 

L'infidélité, plus grave que le crime qu'elle a provoqué !
En réponse à la question de savoir quelles sont les causes réelles de son désistement, Mme Assi affirme à L'Orient-Le Jour que celles-ci sont dues aux « intimidations auxquelles ont été exposées (mes) autres enfants », laissant entendre néanmoins que son entourage l'a vivement pressée de renoncer au procès, « pour ne pas mettre au grand jour l'image honteuse de (sa) fille adultère ». Comme si, dans la mentalité de certains, une infidélité est considérée bien plus grave que le crime barbare qu'elle a provoqué... C'est ce que dénonce d'ailleurs Nay Rahi, activiste de Kafa. « Bien que l'article 562 relatif au crime d'honneur ait été aboli en 2011, la tendance machiste à justifier les maris criminels est toujours omniprésente dans notre société », déplore-t-elle, avant de fustiger « toute personne qui, à l'annonce d'un crime conjugal, pose la question de savoir quelles sont les causes qui ont poussé au crime ». « Quel que soit le comportement d'une femme, personne n'a le droit d'attenter à une vie », souligne-t-elle, estimant qu' « il ne faut plus compatir avec un criminel en invoquant son caractère colérique ou son énervement incontrôlable ».

« Révoltons-nous contre la justice corrompue »
L'entretien avec la jeune militante est interrompu par des slogans lancés à tue-tête dans un haut-parleur, qui sont aussitôt repris en chœur par l'assemblée. On pouvait ainsi entendre sur un ton cadencé : « Ô juge, dis la vérité, ton jugement est injuste ou pas ? », « Ô juge quand tu dors, vois-tu Manal dans tes rêves ? », « Ô juge écoute, écoute : le sang de Manal ne se vend pas », ou encore « Révoltons-nous contre la violence domestique » et « Révoltons-nous contre la justice corrompue ».
Les mots « honneur », « victime » et « mort » sont arborés sur des banderoles brandies avec fierté. Un écriteau invite les femmes à se faire entendre : « Haussez la voix pour que d'autres ne meurent pas. »

Un inventaire des crimes contre la gent féminine, accompagné d'un tableau des dates auxquelles ils ont été commis (entre 2010 et 2015), est dressé sur une énorme affiche couronnée de portraits des victimes. À côté, est assise, en pleurs, la mère de Roula Yacoub, tuée par son mari en juillet 2013. « Où est le droit ? Où est la justice? » gémit-elle, affirmant que son ex-gendre a été libéré après « la présentation d'un rapport falsifié de médecins ». « Dans ce pays, la justice est rendue en proportion des pots-de-vin offerts », renchérit Salwa Haddad, sa cousine.

Déplorant, dans le même esprit, l'absence de justice, Mohammad el-Amine, frère de Sarah, abattue en mai 2015 par son mari de 17 balles de kalachnikov à Dawhet Aramoun, appréhende de devoir se convertir en criminel pour venger sa sœur, faisant assumer son désespoir à « la conscience des responsables ».
Rita Rouhana, sœur de Nisrine, tuée à 38 ans par son époux en novembre 2014, a sensiblement les mêmes mots : « Si la justice est ainsi faite, les femmes devraient s'armer. »

Joseph Kamel, 35 ans, représentant de produits pharmaceutiques, dresse, quant à lui, un réquisitoire contre l'État. « Nous vivons dans un État de non-droit », s'insurge-t-il, affirmant en substance que « la justice est politisée » et que « la loi s'applique sur les uns et pas sur d'autres, selon la politique des deux poids, deux mesures ».
Un jeune homme, s'apprêtant à partir, s'approche en enroulant un panneau. « C'est moi qui me suis brûlé devant le tribunal militaire », indique Mohammad Herz, 26 ans. Pourquoi est-il venu protester? « Tous les Libanais devraient être présents aujourd'hui. Qu'attendent-ils pour bouger ? Que dans chaque foyer se perpètre un crime ? » s'inquiète-t-il.

Le rassemblement s'achève. Mais non la bataille contre l'oppression patriarcale qui semble encore longue, tant au niveau de la prévention des agressions que de leur sanction.
Les participants de ce « spécial Manal Assi » se retirent toutefois avec l'espoir que la Cour de cassation puisse d'ores et déjà réexaminer le dossier de la jeune victime afin de corriger au rouge la copie qu'a rendue la cour d'assises.

 

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