Le coup d'État manqué en Turquie continue de dominer la scène politique, en raison du rôle central de ce pays sur la scène régionale. Comme d'habitude, au Liban, les analyses sont tributaires des affinités. En gros, les spécialistes proches du 14 Mars estiment que le président turc Recep Tayyip Erdogan sort renforcé de cette tentative avortée de prise du pouvoir alors que ceux proches du 8 Mars considèrent que même s'il tiendra le pays d'une poigne de fer, il devra renoncer à ses rêves de puissance régionale pour s'occuper de l'intérieur devenu sa priorité.
Cinq jours après le coup d'État manqué, de nombreuses zones d'ombre demeurent, notamment au sujet du rôle ambigu des États-Unis, sachant que les avions qui ont pourchassé celui dans lequel se trouvait le président turc sur le chemin du retour vers Istanbul ont fait le plein de fuel à la base militaire d'Inçirlik où sont installés les avions américains chargés de bombarder les jihadistes de l'État islamique.
De plus, curieusement, depuis l'annonce du coup d'État, les déclarations occidentales, en particulier celles des États-Unis et de la France, rappellent au président turc la nécessité de respecter la loi et la Constitution au lieu de condamner directement la tentative de prise du pouvoir. De là à en déduire que les États-Unis étaient plus ou moins favorables aux putschistes, il n'y a qu'un pas que certains proches du président turc ont franchi (le ministre du Travail turc a fait des insinuations en ce sens), même si, pour l'instant, il n'existe aucun indice concret confirmant cette thèse.
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Ce qui est sûr en tout cas, c'est que depuis ce coup d'État manqué, les relations entre le pouvoir turc et l'administration américaine sont en crise, une crise rendue plus aiguë par la présence du parrain présumé du putsch, Fethullah Gülen, aux États-Unis. Selon un spécialiste libanais des questions turques, la polémique autour de l'implication de Gülen et le peu d'enthousiasme du secrétaire d'État américain à vouloir le rapatrier en Turquie risquent d'envenimer encore plus les relations entre les deux pays. Les critiques occidentales adressées à M. Erdogan et les sonnettes d'alarme qui lui sont adressées pour qu'il ne se livre pas à une sorte de vengeance généralisée contre les putschistes et qu'il n'en profite pas pour régler ses comptes avec ses opposants pourraient pousser ce dernier à se rapprocher encore plus de la Russie et de l'Iran.
En d'autres termes, il semble que le coup d'État manqué va pousser le président turc à resserrer encore plus sa poigne sur les institutions du pays, au point même de songer à organiser des élections législatives anticipées pour obtenir enfin les deux tiers des sièges à l'Assemblée qui lui permettraient de transformer le régime parlementaire en régime présidentiel. De même, à travers la purge généralisée qu'il est en train d'effectuer dans les rangs des militaires, M. Erdogan a porté un coup fatal à l'armée qui est pourtant l'une des plus puissantes du monde et qui mettra des années à s'en remettre. Les images des humiliations infligées aux militaires par les partisans de M. Erdogan sont dérangeantes non seulement pour les militaires, mais aussi pour la population en général qui, tout en n'appuyant pas le retour de l'armée au pouvoir, ne veut pas non plus sa destruction et rejette les dérives totalitaires éventuelles du régime. En même temps, le coup d'État manqué et les mesures de représailles qui l'ont suivi ont créé un climat de déstabilisation nuisible pour l'économie du pays, surtout en pleine saison touristique. M. Erdogan qui se vantait d'avoir amélioré la situation économique de la Turquie devra désormais faire face à une situation de crise qui pourrait réduire sa popularité auprès des citoyens qui constituait jusqu'alors un de ses atouts. Enfin, avec une armée affaiblie et démoralisée, comment pourrait-il continuer à lutter contre le terrorisme de Daech sachant qu'il a clairement défini ses priorités : d'abord lutter contre l'ennemi de l'intérieur, l'infrastructure de M. Gülen qu'il a qualifiée d'État dans l'État, puis les Kurdes et enfin les extrémistes islamiques. Le spécialiste libanais des questions turques précité estime ainsi que la décision de M. Erdogan de vouloir naturaliser 300 000 réfugiés syriens n'est pas nécessairement un signe de bonne volonté à l'égard de l'Europe. Elle correspond plutôt au souci de créer une réalité démographique nouvelle face aux Kurdes dans le sud du pays.
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À la lumière de ces données, il apparaît que le président turc, qui sort renforcé du coup d'État manqué, a toutefois de graves problèmes à résoudre à l'intérieur de son pays en raison de l'augmentation du nombre de ses ennemis. La conséquence logique de cette constatation est que son intervention dans les trois dossiers régionaux dans lesquels son pays est impliqué, à savoir la Syrie, l'Irak et le conflit israélo-palestinien, va forcément être réduite. C'est donc un président doté de plus grands pouvoirs dans son propre pays qui émerge après ce coup d'État manqué, mais en même temps, son rôle régional est affaibli, ainsi que celui de la Turquie en général. M. Erdogan, qui avait tendance à vouloir agir de son propre chef, sans tenir compte des grandes puissances, devrait donc mettre un bémol à ses ambitions régionales. Au moment où les dossiers régionaux sont plus interdépendants que jamais, cette nouvelle donne risque d'avoir des répercussions sur l'ensemble de la région.
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commentaires (13)
PAS VOUS MADAME HADDAD... PAS VOUS...
JE SUIS PARTOUT CENSURE POUR AVOIR BLAMER GEAGEA
21 h 03, le 20 juillet 2016