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Moyen Orient et Monde - Interview express

« La lutte idéologique contre l’EI sera compliquée à mettre en œuvre en Arabie saoudite »

Trois attentats ont frappé le royaume wahhabite lundi, dont un à Médine, deuxième ville sainte des musulmans après La Mecque. Ces attaques non revendiquées, mais dont le mode opératoire rappelle celui de l'EI, ont fait au moins quatre morts. David Rigoulet-Roze, enseignant, chercheur et spécialiste des relations au Moyen-Orient, répond aux questions de « L'Orient-Le Jour ».

Après l’une des attaques perpétrées lundi soir à Médine. Photo Reuters

Quelles raisons, selon vous, ont poussé ces kamikazes à s'attaquer à l'Arabie saoudite ?
Tout d'abord, il faut souligner que ces attaques n'ont pas encore été revendiquées, mais que le mode opératoire rappelle celui utilisé par l'État islamique. Depuis le début du ramadan, le monde et particulièrement le monde islamique fait face à une campagne d'attentats comme en Jordanie (le 6 juin dernier, cinq membres des services de renseignements jordaniens ont été tués dans leur bureau, situé dans le camp de réfugiés palestiniens de Bakaa ; le 21 juin, un attentat-suicide a encore visé l'armée jordanienne dans la zone désertique du nord-est du royaume, tuant sept militaires), en Turquie (le 28 juin un triple attentat-suicide frappait l'aéroport international d'Istanbul tuant 45 personnes), au Bangladesh (le 1er juillet, cinq islamistes tuaient une vingtaine de ressortissants étrangers dans un restaurant à Dacca, après avoir tué deux membres des forces de sécurité), enfin en Irak avec le terrible attentat-suicide perpétré dans le quartier de Karrada de Bagdad, causant la mort de 213 personnes et plus de 200 blessés. Cela s'inscrit dans une logique de terreur, avec une dimension particulière durant le ramadan.

Le 21 mai dernier, dans un message d'une trentaine de minutes, le porte-parole de Daech (acronyme arabe de l'EI), Abou Mohammad al-Adnani, annonçait que le mois de ramadan devait être un « mois de calamité pour les infidèles, où qu'ils se trouvent ». L'année 2015 avait également connu une annonce similaire, qui appelait à frapper pendant le ramadan. Dans la logique jihadiste, le ramadan peut constituer un mois privilégié pour commettre des attentats dans la mesure où celui qui tombe en martyr durant cette période est susceptible d'obtenir un accès privilégié au firdaws (« paradis »), même si pour le simple fidèle le mois de ramadan se présente d'abord et avant tout comme un mois de paix.

 

Pourquoi deux des trois attentats ont visé des lieux sacrés ?
Les trois attentats sont différents. Le premier a eu lieu dans la nuit du 3 au 4 juillet – Independance Day aux États-Unis – dans la ville de Djeddah, à proximité du consulat américain. Le kamikaze s'est fait exploser, car il avait attiré l'attention des forces de sécurité qui s'approchaient de lui. À Qatif, dans la province orientale du royaume, deux kamikazes ont apparemment actionné leur ceinture d'explosifs sans faire de victimes, près d'une mosquée chiite. Ici la communauté chiite était donc clairement visée. Dans le cas de Médine, c'est plus inédit car la ville fait partie des lieux saints de l'islam, et donc cela soulève un certain nombre de questions. Il y a eu quatre officiers de sécurité tués, car ils avaient eux aussi identifié le terroriste sur le parking attenant. C'est au moment de l'interpellation que l'homme s'est fait exploser.

Ce qui est sûr, c'est que l'Arabie saoudite est visée en tant que telle. Depuis fin 2014, le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi appelle explicitement à viser la communauté chiite d'Arabie saoudite – jugée « hérétique » –, ce qui est aussi une manière de déstabiliser le royaume saoudien en tant que tel, lorsque l'on songe que cette communauté représente entre 12 et 15 % de la population du royaume et qu'elle se trouve concentrée dans la province orientale du royaume, qui se trouve être aussi, malencontreusement, la province pétrolière.

Daabiq, le magazine de l'EI, a évoqué à plusieurs reprises le royaume comme une « cible » de son projet califal. Dans le deuxième numéro de Daabiq, il est fait référence à un hadith du Prophète définissant l'ordre de priorités après la proclamation fin juin 2014 de l'« État islamique » : d'abord la conquête de l'Arabie saoudite, puis de l'Iran et finalement de « Rome » (terminologie médiévale renvoyant à l'Occident). « Vous envahirez la péninsule Arabique et Allah vous permettra de la conquérir. Vous envahirez alors la Perse et Allah vous permettra de la conquérir. Vous envahirez ensuite Rome et Allah vous permettra de la conquérir. » Dans un numéro postérieur du 21 novembre 2014, en l'occurence le cinquième, sur la couverture duquel figure d'ailleurs une photo de la Kaaba de La Mecque, le projet de l'EI ne laisse guère de doute : « Le drapeau du califat se lèvera sur La Mecque et Médine, même si les apostats et les hypocrites le méprisent. »

Dans un message audio également, diffusé le 13 novembre précédent, Abou Bakr al-Baghdadi avait démenti sa mort annoncée en appelant ses partisans à « déclencher partout les volcans du jihad» et en affirmant l'extension de l'Etat islamique à la péninsule arabique. Et un an plus tard, dans un nouveau message diffusé le 26 décembre 2015, il avait alors explicitement appelé à s'en prendre « au régime corrompu des al-Saoud ». L'Arabie saoudite est donc un pays cible également et peut-être surtout en raison de ses villes saintes constituant le horm (territoire sacré). Pour l'EI, c'est un but à atteindre. De fait, l'EI aurait « institué » une wilaya (province) dénommée Wilayat al-haramayn (province des deux sanctuaires).

 

Comment Riyad peut-il faire face à ces attaques ?
Je pense que cela est très compliqué pour le régime saoudien, car une partie du problème réside dans le fait qu'il n'existe pas nécessairement de césure fondamentale sur le plan strictement doctrinal entre la pensée wahhabite en vigueur dans le royaume saoudien et celle de l'« État islamique ». Les Saoudiens sont dans une situation inconfortable qui tient pour partie au fait que le wahhabisme prône l'application stricte de la charia légitimant les décapitations, voire les crucifixions, pour les criminels. Par ailleurs, la famille saoudienne ne peut pas se prévaloir d'une noble ascendance à l'instar des hachémites de Jordanie qui étaient traditionnellement les gardiens des deux lieux saints avant d'en être dépossédés en 1925 par les Saoud justement, ni perçue comme telle par les autres musulmans, a fortiori par les jihadistes d'aujourd'hui.

Les Saoud n'ont sans doute pour cette raison jamais cherché non plus à investir la charge califale jadis détenue par le sultan-calife ottoman. Un titre que s'est arrogé le calife autoproclamé Abou Bakr al-Baghdadi qui revendique de pouvoir se prévaloir d'une lointaine ascendance avec la tribu du Prophète. Il y a toujours eu un problème de déficit et de légitimité théologico-politique pour la souveraineté saoudienne, ce qui avait d'ailleurs justifié la décision de feu le roi Fahd en 1986 de se réattribuer le titre de Khadim al-haramayn al-charifayn (« protecteurs des lieux saints »). Les choses étant ce qu'elles sont, le pouvoir saoudien sera donc aujourd'hui sûrement dans la même logique de répression impitoyable comme il l'avait été contre el-Qaëda au milieu des années 2000.

Sur le plan théologique, le grand mufti a en tout cas dénoncé les tenants de « l'État islamique » comme « ennemis de l'islam » en allant jusqu'à les stigmatiser comme des déviants kharidjites (ou « les sortants »). Mais sur le fond, cela ne règle rien au problème posé par une « daechisation » rampante au sein de la société saoudienne comme en témoignent les réactions parfois laudatives relayées via les réseaux sociaux lorsque des attentats sont perpétrés visant des chiites en Irak, voire ceux visant des chiites saoudiens. Par-delà la lutte sécuritaire résolument engagée par les autorités saoudiennes contre l'EI, la lutte idéologique sera donc beaucoup plus compliquée à mettre en œuvre en Arabie saoudite que dans les pays occidentaux où les idéaux à défendre ne souffrent d'aucune ambiguïté.

 

Rq : cet article a été corrigé le 11 juillet 2016 à 17h.

 

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