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Les dividendes de la peur

Hors le sacro-saint trio – kebbé, hommos et taboulé –, qu'est-ce qui, dans les heures graves, peut réunir les Libanais, tous les Libanais, autour de la même table ?


En procédant par élimination, on commencera hélas par mettre en question le sentiment d'appartenance totale et exclusive à la mère patrie. Il est vrai que ce triste phénomène n'a rien de nouveau. Après des siècles de protections étrangères octroyées aux communautés religieuses libanaises, c'est un double (et pas très sincère) renoncement aux lignages occidental et syrien qui aboutissait au pacte national de 1943. Le déferlement du nassérisme, puis les débordements de la résistance palestinienne et la guerre de quinze ans qu'ils ont provoquée n'ont pas tardé à faire voler en éclats le mythe d'un Liban à visage arabe (rien que le visage ?), tel que le décrivait le texte fondamental. En fait, ce n'est qu'avec l'accord de Taëf de 1989 que le Liban a fini par arborer, noir sur blanc, une identité pleinement, littéralement conforme à son environnement naturel. Comme au premier jour pourtant, c'est la définition même de cette identité qui, en dépit d'incontestables progrès, reste obstinément matière à débat. Le progrès majeur, cristallisé lors de la révolution du Cèdre, c'est le vaste ralliement des sunnites au slogan Liban d'abord, un Liban régi par la règle de la parité islamo-chrétienne, garante de sa spécificité. Le revers en est la montée en puissance du radicalisme, notamment en réaction à l'engagement du Hezbollah dans le conflit de Syrie et à la conquérante irruption de l'Iran dans ce qui était naguère la piscine aux sirènes arabes.


À défaut d'entière appartenance, le malheur peut-il, lui, faire office de ciment d'unité, comme cela se passe ailleurs ? Pas toujours, pas ici, la mobilisation à outrance pratiquée par les factions rivales l'emportant en effet sur le réel attachement des citoyens à l'impératif du vivre-ensemble. On a vu ainsi des tirs de joie, et même des distributions de pâtisseries aux passants, saluer des assassinats de personnalités de l'autre bord ; et de manière non moins obscène, l'on a vu certains se réjouir plus ou moins secrètement des torrents israéliens de fer et de feu s'abattant en 2006 sur la banlieue sud de Beyrouth, fief de la milice chiite.


En guise de dénominateur commun ne reste plus en lice que la peur : celle-là qu'inspire à tout un chacun, toutes appartenances et obédiences confondues, un terrorisme qui s'en prend au Liban comme au monde entier, n'épargnant aucun continent, ne se limitant plus désormais à ses cibles classiques ; un terrorisme que l'on voit même se retourner contre les puissances régionales qui, telle l'Arabie saoudite, ont financé les mouvements islamistes, ou qui, comme la Turquie, ont laissé transiter par leur territoire les volontaires jihadistes en route pour la Syrie ; un terrorisme enfin dont les auteurs sont parfaitement insaisissables, du moment que c'est dans l'au-delà qu'ils vont chercher refuge, et même récompense, de leurs crimes.


L'attentat à tiroirs perpétré contre la localité de Qaa – quatre bombes humaines à l'aube, quatre autres le même soir – laisse croire que, sévèrement étrillé sur les champs de bataille, Daech compense en ouvrant les vannes de ses candidats au suicide sans regarder à la dépense. Cet attentat laisse craindre aussi d'autres violences à venir : inquiétude que ne suffit guère à dissiper la neutralisation à temps, par les autorités, de deux projets d'attentat, et encore moins la vague de rumeurs alarmantes qui empoisonne actuellement le pays. Pour faire face à la menace, la proverbiale résilience des Libanais, leur légendaire vitalité, ne suffit plus. Initiée par l'attentat de lundi, la vogue des milices locales qui a gagné les villages isolés ne peut avoir qu'une portée purement psychologique et elle ne justifie en rien, bien au contraire, l'aventure syrienne du Hezbollah, que chantait encore hier Hassan Nasrallah. Encore plus ineptes sont les appels à une coordination sécuritaire avec cette même et sanguinaire dictature baassiste à laquelle on doit une aussi phénoménale production de terroristes et de réfugiés.


La peur n'empêche pas la mort, elle empêche la vie, écrit le prix Nobel de littérature égyptien Naguib Mahfouz ; dans le contexte actuel, c'est à l'État, et à lui seul, que notre légitime frayeur doit servir à redonner vie.

Issa GORAIEB
igor@lorientlejour.com

Hors le sacro-saint trio – kebbé, hommos et taboulé –, qu'est-ce qui, dans les heures graves, peut réunir les Libanais, tous les Libanais, autour de la même table ?
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