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Lifestyle - Photo-roman

Est-ce que tu viens pour les vacances ?

Je fais partie d'une génération de preneurs de poudre d'escampette. Une génération qui rêve d'être apatride, d'en finir avec ce pays qui est le sien. De liquider les facilités et les poids venus de cette vieille nation qui enchaîne les passions et ne suscite plus aucune compassion. Ce sont nos parents qui, à tort ou à raison, se sont chargés de semer en nous cette fibre de fuyards célestes, de refuseurs d'assignation à résidence. De ceux qui aimeraient flamber leur passeport comme on envoie en fumée une lettre de rupture amoureuse. Dans l'aube fumante de septembre, tour à tour, nous sommes partis sur les traces de ce paysan-migrant statufié dans son mythe à l'entrée de Beyrouth.

 

Chéris de la City
Nous avons pris la tangente, vogué au large de nos liens noués trop serrés, pour retrouver ceux qui nous avaient précédés et qui végétaient à présent dans la douceur de ces villes prometteuses d'avenirs insouciants. « À part le froid, la fatigue, les repas du rayon surgelé », nous nous en sommes bien sortis. Nous avons même excellé, devenant ces émigrés robotisés de la Silicon Valley, ces petits génies de la City, ces poules dorées du Léman à comptes bien planqués. Nous nous sommes vus brailler : « Pliez bagages et cassez-vous ! Il n'y a pas d'avenir dans ce pays ! » aux plus jeunes qui, à leur tour, commençaient à ressentir ce même mélange de lassitude d'un pays ennuyé et de fascination adolescente pour le grand dehors. L'indépendance, l'individualisme, l'anonymat, la liberté. Tristement, nous sommes devenus le énième symbole d'une fuite sans affect. D'un départ présenté comme inéluctable, d'une abdication à mille bonnes raisons.

 

Apatrides heureux
Avec le temps, nos cartes de résidence et autres visas spéciaux avaient déteint sur les pages froissées de nos origines. Chaque jour qui passait sur ces terres d'accueil ne faisait que desserrer le corset de nos racines qu'on semblait avoir perdues de vue avec joie. Notre accent n'était plus le même, les « r » ne se roulaient plus, ce « h » oriental se dissipait, des mots du Urban Dictionary s'invitaient dans nos dialectes hybrides. Désormais, on s'habillerait différemment, mangerait autrement, conduirait plus prudemment, respecterait les lois, payerait nos impôts. Au moment des vacances, toutes les raisons étaient valables pour éviter un retour au bercail. Un coup c'était : « Papa, maman, je vous invite à passer Noël au Mexique ! », ou alors « J'ai trop de travail, je ne pourrai pas rentrer cet été ». Du Liban, il ne nous restait plus rien sinon le ventre, quand il s'agissait de régaler nos nouvelles camaraderies chamarrées avec l'exotisme d'un taboulé ou d'un hommos. Et l'oreille pour prendre des nouvelles des quelques derniers Bérenger, survivants dans un pays lointain qui prenait de l'âge. C'était bien plus profond qu'un éloignement circonstanciel. Il s'y glissait de la méfiance, de la défiance envers un pays devenu hostile.

 

Cette chose qui nous frappe
Je fais partie d'une génération d'autruches engoncées dans le sable d'une naïveté stridente. Une génération qui croit que l'identité se solde à la manière de Jason Bourne. Que les souvenirs se jettent aux orties, que l'attachement fléchit et flétrit comme une action sur le marché. Mais une génération qui se pardonne mal, à chaque retour de décembre ou d'été, d'avoir troqué tout ce que peut encore offrir cette terre pour un nomadisme ingrat et gourmand. Une génération dont les racines lui resserrent la gorge à peine franchie la douane de notre aéroport local. Ce moment immense et insensé, béat et époumoné, qui nous perce le plexus et nous éclabousse d'un clapotis de mémoire. Quand s'ouvrent grands les bras rassurants de ces portes coulissantes menant à la sortie et qu'on se retrouve face à cette rampe où fleurissent des sourires familiers. Il y a ensuite ce moment ébloui qui électrise les neurones et hérisse l'épiderme. Celui où les yeux flairent le parfum de la lessive de la maison parce que maman nous attend là, toute pomponnée à l'espoir des retours, déjà prête à énumérer le menu du dîner. Que les chauffeurs de taxis nous interpellent, qu'ils semblent moins irritants que lorsqu'on les avait quittés. Que la chaleur (humaine) se dépose sur nos peaux couleur aspirine. Et qu'on doit profiter de sa fragilité « ramenarde ». Car bientôt, elle se dégradera en grisaille de ces pays qui nous ont certes adoptés, mais auxquels il manquera toujours ce petit quelque chose que l'on appelle Liban.

 

Chaque samedi, « L'Orient-Le Jour » vous raconte une histoire dont le point de départ sera une photo. C'est un peu cela, une photo-roman : à partir de l'image, shootée par un photographe, on imaginera un minipan de roman, un conte... de fées ou de sorcières, c'est selon...

 

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Je fais partie d'une génération de preneurs de poudre d'escampette. Une génération qui rêve d'être apatride, d'en finir avec ce pays qui est le sien. De liquider les facilités et les poids venus de cette vieille nation qui enchaîne les passions et ne suscite plus aucune compassion. Ce sont nos parents qui, à tort ou à raison, se sont chargés de semer en nous cette fibre de fuyards...

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