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Moyen Orient et Monde - Reportage

Sarcasme et politique : la nouvelle arme militante 2.0 des Égyptiens

Avec plus de 1,6 million d’abonnés, Joe Tube est devenue la 8e chaîne YouTube la plus consultée au Moyen-Orient.

Krshhhh... Krshhhh... La connexion Skype est mauvaise, l'image se brouille. Sur l'écran, Ahmad tient à bout de bras son smartphone, assis au volant de sa voiture. « Ne t'inquiète pas, je vais me garer pour te parler ! »
Par la fenêtre de son véhicule, on ne distingue rien qui ressemble à l'Égypte. Ahmad et son ami Joe, à la tête de la très célèbre chaîne Joe Tube, ont quitté le pays. Ils vagabondent désormais entre la Turquie, le Qatar et l'Arabie saoudite. Depuis janvier 2013, ils filment et montent des petites vidéos humoristiques acides sur la situation politique en Égypte. L'inefficacité de l'armée dans le Nord-Sinaï, le paternalisme maladroit du président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, Daech : les deux hommes sont devenus une référence du sarcasme politique dans une Égypte où le système répressif ne rigole plus avec les grandes gueules.
Avec plus d'1,6 million abonnés, Joe Tube est devenue la 8e chaîne YouTube la plus consultée au Moyen-Orient, et la deuxième en Égypte en nombre d'abonnés après celle du célèbre comique Bassem Youssef, exilé aux États-Unis.


« Notre premier épisode se moquait des soi-disant libéraux en Égypte, explique Ahmad, spécifiquement le groupe Tamarrod (révolte en arabe) qui s'est levé contre Morsi et qui s'est avéré être avec l'armée et la police. » « Toutes les équipes sont une seule et même équipe, c'était l'idée de la première vidéo, on voulait se moquer de ça », explique-t-il, faisant référence au coup d'État populaire qui a renversé le président islamiste en juin 2013. En quelques heures, le nombre de vues explose, et l'ingénieur en informatique et son ami sont propulsés sur la scène virtuelle. « On pensait faire 2 000 vues, maximum. En trois jours, on avait atteint le demi-million, explique-t-il. Alors, on a décidé de continuer. »


Le succès de la chaîne tient à peu de chose : un studio télé aux couleurs criardes, un faux présentateur et des montages de programmes télé égyptiens tournés en dérision. Mais c'est la liberté de ton qui plaît. « Les gens nous aiment, car on franchit les lignes rouges, celles imposées par les autorités et respectées par les médias locaux. Les journalistes et célébrités du petit écran répètent ce qu'on leur demande de dire ; nous, on a fait le choix d'être honnêtes et les gens aiment ça. » Pas de cible spécifique, assurent les deux jeunes : « On se moque de tout le monde, même de ceux qu'on a soutenus dans le passé ou qu'on soutiendra dans le futur », insistent-ils, balayant une supposée ligne Frères musulmans d'un revers de main.
Paranoïaque et peu enclin à l'autodérision, le gouvernement Sissi n'a d'ailleurs mis que quelques semaines avant de tenter de museler la petite chaîne à succès.

 

.(Lire aussi : « Vous avez pris notre liberté, ne touchez pas à notre haschich ! »)

 

« La seule arme qu'il nous reste »
« Nous ne pouvons plus rentrer en Égypte, on a pris de trop gros risques, explique Ahmad. Pendant des mois, nous attendions le moment où la police serait sur le pas de notre porte. » Après la diffusion du 5e épisode, les deux amis s'envolent vers l'étranger par peur des représailles. Quelques jours plus tard, leur studio d'enregistrement est perquisitionné. « On emprisonne des Égyptiens pour avoir distribué des ballons, comment voulez-vous qu'on ne s'attaque pas à nous? » rappelle-t-il, en faisant référence aux deux jeunes hommes arrêtés le jour du 5e anniversaire de la révolution après avoir distribué des préservatifs gonflés et décorés aux policiers qui paradaient sur la place Tahrir, le jour de fête de la police.


Un incident auquel Ashraf, fondateur d'Egyptoon, fait référence dans l'une de ces vidéos. Sous son coup de crayon, il dépeint à gros traits l'ironie cynique de la vie quotidienne en Égypte, de la pression machiste et hypocrite sur les jeunes femmes au lynchage d'un étudiant pour tromper l'ennui d'un officier. 5 minutes 28 secondes pour dénoncer le zèle et l'impunité de la police, vues plus de 730 000 fois. « C'est une vieille histoire qui m'est arrivée personnellement. Quand j'ai vu la colère et la rage contre Shady et Malik après leur blague des capotes, j'ai décidé d'en faire une vidéo. Mais ce n'est rien comparé à ce que la police nous fait subir tous les jours », note-t-il.


Ashraf assure, lui aussi, ne pas avoir de ligne politique spécifique : « Je suis avec les Égyptiens, je ne soutiens personne d'autre que mon pays et mon peuple, j'aime ce pays et je pense qu'il mérite bien mieux. » Pour ce dentiste de profession, qui s'est formé tout seul au dessin et à l'animation, le rire s'est imposé comme une évidence dans un pays où la population est connue pour son humour et son sens de l'autodérision. « Faire rire les gens, ça les fait réfléchir et ça fait beaucoup de mal aux autorités corrompues », plaisante-t-il. « L'humour en Égypte est une arme très forte, c'est le seul outil qu'il nous reste. D'ailleurs, le gouvernement prend nos blagues très au sérieux, car il sait à quel point c'est puissant. Quand je me moque de quelque chose, c'est une objection au pouvoir en place, et si la blague se répand, c'est une diffusion d'objection et donc une incitation à la révolution ! » explique-t-il.

 

(Lire aussi : Consciente de ses tabous, la jeunesse égyptienne se met à en parler)

 

Transformer le « like »...
« Bassem Youssef, à lui seul, ne fait pas la révolution en Égypte. Le pouvoir égyptien peut même l'obliger à se taire, peut réussir à faire disparaître sa voix plus ou moins définitivement du paysage, note Yves Gonzalez-Quijano, chercheur sur le monde arabe contemporain et spécialiste des réseaux sociaux. En revanche, l'esprit Bassem Youssef, cette dérision sur le discours de l'autorité, cette capacité à jouer des codes, à rigoler doucement des autorités, tout cela reste, et ne peut que se développer. Cela ne suffit pas à faire une révolution, même douce, mais c'est une vraie révolution quand même, au sens métaphorique, en ce sens que les autorités vont devoir faire avec, et pour longtemps. »
« Je fais du militantisme sur le web, mais je ne suis pas plus couvert qu'un militant qui s'active sur le terrain, affirme d'ailleurs Ashraf. Je suis un homme mort ici, je vis dans la peur constante de l'arrestation, nuit et jour, mais je suis encore là, allez comprendre pourquoi ! »

 

 (Lire aussi : Face aux critiques, Sissi invoque des "complots diaboliques")


Fragile acquis de la révolution de 2011, le militantisme 2.0 est resté vivace sur la Toile. Pas une semaine ne passe sans qu'un événement, un tweet, un appel à se rassembler ne soit posté sur les réseaux sociaux. Les like sont au rendez-vous, mais combien transforment ce mouvement de l'index, devenu presque un automatisme, en réel engagement dans la vraie vie ? Yves Gonzalez-Quijano tempère : « C'est moins les rapports de force que le numérique peut changer, dans l'immédiat, sur le plan politique, que la manière dont la jeunesse arabe, la première concernée par cette nouvelle culture numérique, vit le politique. Sur ce plan-là, je continue à espérer que beaucoup de choses sont en train de changer, que les multiples transformations liées au développement de pratiques numériques vont agir sur la manière dont cette jeunesse envisage son rapport à l'autorité, aux contraintes sociales, morales, économiques, etc. »

 

 

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