À Beyrouth, les adolescents francophones ont un drôle de tic : ils emploient le verbe « partir » à tout venant et le plus souvent à mauvais escient. Ils « partent » à la gym, au lycée, au B018 ou chez Gabrielle, avec autant de légèreté qu'ils « partent » au Canada. Partir, du latin partiri, partager. On laisserait ainsi une partie de soi, emportant l'autre au loin. Partir c'est aussi mourir, et pas qu'un peu. Alors quand ils « partent » au cinéma, pardon, c'est perturbant. On préférerait qu'ils y « aillent », tout simplement, le temps de la séance, et qu'ils en reviennent le soir même. On ne sait pas comment les mots deviennent victimes des modes. « Trop », par exemple, est le modèle millenium du modeste « très ». Plus rien n'est très beau ou très laid. On dit « trop » beau, et dans ce trop, comment ne pas entendre l'alarme d'un dépassement de limite ; mais quelle limite ? À quel moment l'abondant est-il devenu excessif ? Aussi vrai que le langage est symptomatique de l'époque qui l'énonce, on pourrait imaginer que la manie de « partir » est inhérente au mode de vie libanais. Quant au « trop », moins spécifique à notre sabir, on ne peut qu'y voir le mot d'une époque asphyxiée par une consommation anormale qui atteint déjà ses limites.
Avant-hier, en « partant » à l'université, des étudiants se sont retrouvés au milieu d'une bagarre « trop » grave. Les partisans de Bachir Gemayel, qui organisaient à l'AUB une conférence à sa mémoire, ont été attaqués par des membres du Parti syrien national social (PSNS). La scène laisse rêveur. D'abord à cause des forces en présence en ce mois d'avril de l'an de grâce 2016.
Parti fondé en 1932 il y a 84 ans par Antoun Saadé, le PSNS prônait, avant-gardiste, la laïcité et l'égalité des sexes ainsi que l'opposition aux colonialismes français et anglais de cette époque. Plus tard, sa vision ambitieuse de l'identité arabe s'est réduite à une allégeance au régime syrien, au point qu'il fut favorable, durant l'occupation syrienne, à une annexion du Liban par la Syrie.
Fils de Pierre Gemayel, le fondateur en 1936 (il y a 80 ans) des Phalanges libanaises, parti chrétien et conservateur, Bachir Gemayel lève au cours de la guerre du Liban une milice qui fédère la majorité des combattants chrétiens dans le but de préserver l'indépendance et l'intégrité du Liban dans ses 10 452 km² de frontières. Élu président de la République en août 1982, Bachir Gemayel fut assassiné... par un membre du PSNS, Habib Chartouni. L'arrêt définitif des combats n'eut lieu que dix ans plus tard.
Deux idéologies opposées, l'une laïque, l'autre chrétienne ; l'une sans frontières, l'autre géocentrique, toutes deux enracinées dans les années 30. Huit décennies plus tard, on s'affronte encore pour les mêmes causes devenues obsolètes. La Syrie est détruite et le Liban dans l'impasse. Voilà pourquoi on « part », voilà pourquoi c'en est « trop ». Il est temps de plancher sur des idées neuves, dépassionnées, intelligentes, équitables, contemporaines. Ces petits meurtres entre vieux ennemis sont d'un archaïsme navrant, au seuil d'un millénaire qui s'annonce cruel pour les retardataires.
commentaires (5)
Retardataires!!! Oui chère Mme. Fifi, "très" nombreux sont ceux et celles qui en font "partie"! En cette époque de troubles de tous genres, vous savez saisir le moment opportun pour divertir le lecteur en lui apprenant, entre autres, le bon usage "des mots en respectant leur source". Vous êtes comme d'habitude inspirée par le don de l'écriture! Une écriture constructive, sensible, superbe!! Merci chère Fifi, félicitations et bravo!
Zaarour Beatriz
21 h 09, le 28 avril 2016