Où en est le travail de mémoire aujourd'hui ?
La mémoire s'est coagulée dans les circonvolutions des événements qui se sont accumulés depuis la fin des combats. La mémoire a été bloquée, et sur elle de nouvelles violences se sont greffées. Sur les clivages du passé se sont greffés de nouveaux clivages. La mémoire est devenue un caillot qui entrave la démocratie. Tout ce qu'on dit désormais sur la mémoire n'est que basique.
Lorsque nous avions organisé le colloque « Mémoire pour l'avenir », une décennie s'était écoulée depuis la fin de la guerre. On pouvait commencer le chantier de la mémoire. C'était le temps propice à l'action, le kairos de Paul Ricœur.
Ce travail de mémoire était une chance de reconstruire, de restaurer une démocratie. Nous avons raté cette chance. La raison est similaire à celle de la non-application de Taëf : nous avons confié notre paix à ceux qui ont géré la guerre.
Le nœud gordien est le partage des pouvoirs : toute la caste politique, en dépit de divergences ouvertes, est unie dans un même projet de partage du pouvoir. Tout effort d'évolution est entravé. À peine avons-nous eu la chance de sortir de notre guerre que notre démarche a été réprimée. Bien sûr, il y a eu la réconciliation de la Montagne en 2000, qui fut effectivement un grand moment, puisque la réconciliation effectuée au plus haut degré de l'échelle sociale apaise la base. Mais cette réconciliation avait été déjà faite de facto après la guerre, à travers le document de Taëf : une réconciliation entre les chefs politiques qui s'étaient entre-tués. Les blessures sont pourtant restées telles quelles.
Cette réconciliation aurait dû être suivie de démarches sur le terrain : que toute personne ayant participé aux combats soit écartée des positions de responsabilité, c'est ce que nous avions suggéré aux politiques à l'époque, mais sans suite. Prenez l'exemple aujourd'hui de cette femme déplacée pendant la guerre, pour qui le retour au village est doublement difficile : sa mère a été abattue de sang-froid par un homme qui est aujourd'hui policier municipal dans son village.
Comment la mémoire bloquée a-t-elle entravé la démocratie ?
La base de toute démocratie, c'est la justice. C'est sur l'impunité qu'on a voulu reconstruire l'État. Certes, une loi d'amnistie est une étape nécessaire de l'après-guerre. Encore faut-il qu'elle soit juste. Notre loi ne l'a pas été : elle a porté sur les crimes commis contre des gens ordinaires, tout en rendant imprescriptibles les crimes commis contre des personnalités politiques. Cela a consacré une inégalité entre les victimes.
De plus, la réconciliation entre les politiques ne s'est accompagnée d'aucun repentir de leur part. Le véritable repentir aura été au moins de reconnaître à la population le droit de participer au pouvoir politique de l'après-guerre, à travers une loi électorale juste et équitable. Leur mainmise est absolue sur le pouvoir et ne supporte aucune concession. Je n'oublierai jamais ce que Nabih Berry avait dit, après avoir été élu la première fois à la présidence de la Chambre : « Je remercie ceux qui ont voté pour moi, et j'aimerais remercier à l'avance ceux qui ne l'ont pas fait, parce que je sais qu'ils voteront pour moi la prochaine fois. » C'est une confirmation arrogante de l'accaparement du pouvoir.
L'arrogance est aussi celle d'un ancien combattant qui m'avait lancé, en réaction au colloque « Mémoire pour l'avenir » : « Ce que vous faites ne change rien et je suis prêt à tuer à nouveau. » Si elle est révélatrice d'une résistance au travail de mémoire, cette phrase est aussi le signe que l'immoralité de la guerre persiste. Nous avons mis fin à la guerre sans mettre fin au cours de son immoralité. N'était cette dernière, le bourreau aurait eu la décence de se taire. Parce que dans le travail de réconciliation, il y a forcément une victime et un bourreau.
La question la plus ardue située au cœur du débat sur la mémoire – même au sein de notre association – a été de savoir comment faire justice au regard des spécificités du conflit libanais, où chaque communauté a été victime et bourreau. Pour moi, il serait impératif de responsabiliser les acteurs de la guerre. Dire toutefois que « tous sont responsables », c'est dire que « nul n'est responsable » ; c'est là une forme d'acquittement de la caste politique, que je conteste.
Quelle est la part de responsabilité des Libanais dans cette réconciliation manquée ?
Il y a chez les Libanais jusqu'à ce jour une résistance même au souvenir. Cette résistance est normale au sortir de la guerre. Mais le passage direct à la phase de l'oubli – dicté par le haut – a cristallisé cette résistance. J'avais dit en 2001 que nous avions « fatalement sombré dans la mémoire bloquée et, par conséquent, dans l'incohérence et l'enfermement ».
Le problème est que les Libanais n'ont pas fait l'effort de rompre cet enfermement, qui s'est consolidé par un cloisonnement communautaire. Dans le sillon de l'oubli, nous avons dégringolé vers le passé. Nous croyons avoir oublié, et le vouloir, alors que nous sommes enfouis dans la guerre. Cette ambivalence est peut-être dans la nature des Libanais, mais elle est dangereuse. Le mémorial que nous avions érigé en 2009, sur la place des Martyrs, avec l'accord des partis politiques, a été vandalisé après trois mois par des inconnus.
Alors que les blessures persistent, la violence couve. Même Joseph Hachem, ancien milicien ayant fait le plus de révélations sur la guerre civile, refuse de reconnaître que les chrétiens se sont à un moment alliés aux Israéliens. La mémoire individuelle n'est pas libre. Elle est pourtant nécessaire pour la réconciliation des « mémoires plurielles », qui passe par la reconnaissance des faits, la vérité sur ces faits et la réparation morale (la justice) et matérielle. L'anniversaire du 13 avril est pour moi haïssable, tant il est réducteur du processus de réconciliation. L'image de chefs religieux alignés devant le musée national me gêne : faire de ces hommes les gardiens de la paix recouvrée, c'est cautionner le système politico-confessionnel qui nous a confisqué la mémoire et imposé son immoralité.
Aujourd'hui, je suis fatiguée. Je ne crois plus vraiment en la faisabilité d'un travail de mémoire au Liban. Celui-ci devra attendre qu'aboutissent, peut-être, les initiatives privées ponctuelles autour du passé de la guerre.
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commentaires (5)
Je la hais aussi.....
Christine KHALIL
15 h 27, le 14 avril 2016