Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Entretien

« L’Union européenne s’est faite sur l’air de l’hymne à la peur »

Yves Bertoncini est président de l'Institut Jacques Delors et administrateur de la Commission européenne. De passage à Beyrouth, il commente pour « L'Orient-Le Jour » les défis majeurs du Vieux Continent.

Le rétablissement temporaire de contrôles policiers à la frontière franco-belge symbolise les tensions que génère la menace terroriste en Europe. Denis Charlet/AFP

Entre les attentats de Bruxelles, la crise des migrants, les velléités de départ de la Grande-Bretagne du giron européen et la montée de l'euroscepticisme, l'Union européenne n'a jamais été aussi chancelante. Retour sur les échecs qui ont abouti à cet état de fait, mais aussi sur les perspectives de résolution avec Yves Bertoncini, qui est notamment président de l'Institut Jacques Delors, un think-tank européen basé à Paris.

 

L'actualité, ce sont bien évidemment les attentats perpétrés à Bruxelles mardi. L'Europe est-elle suffisamment prête et armée politiquement pour affronter une menace terroriste d'une telle ampleur ?
L'Europe est armée à condition qu'elle sache utiliser tous les moyens dont elle dispose. Tout d'abord, sa société civile est prête. Il n'y a pas pour l'instant de mouvement de radicalisation menant à des tensions insurmontables ou une réelle guerre civile... Il y a une forme de placidité des Européens.
Au niveau politique, il faudrait d'abord frapper à la source, c'est-à-dire l'organisation État islamique (EI) en Syrie. La France le fait déjà, mais c'est encore très léger. Mais les attentats de Paris comme de Bruxelles ont été commis par des nationaux. Il y a donc un problème interne également. Il existe de nombreux mécanismes qui ne sont pas bien utilisés, comme l'espace Schengen. Car ce n'est pas qu'une zone de libre circulation, c'est aussi un espace d'échanges d'informations policières et judiciaires. Mieux partager les informations entre les différents services de renseignements est un enjeu crucial, l'Europe a les outils à sa disposition pour le faire, maintenant il faut une réelle volonté de les utiliser, de dépasser les querelles entre les différents services. Espérons que ces événements puissent faire avancer les choses.

 

Vous parlez de l'espace Schengen comme d'une solution alors qu'il a surtout été présenté comme un problème ces derniers temps...
Pointer du doigt Schengen en tant qu'espace de libre circulation n'est pas pertinent. Les frontières n'arrêtent pas les terroristes. La preuve, Salah Abdeslam a été contrôlé à Cambrai (nord de la France) et à la frontière franco-belge. Il faut mieux utiliser la boîte à outils de Schengen, mais aussi innover.

 

Le fichier commun qui rassemblerait les données collectées par les compagnies aériennes auprès des voyageurs quand ils achètent leur billet d'avion, par exemple ?
Sur ce point, il y a un équilibre à trouver entre sécurité et liberté. Le projet a été bloqué au niveau du Parlement européen mais aussi au niveau des états membres. Ils sont toujours très réticents quand il s'agit d'abandonner de leur souveraineté en matière de renseignement. Mais c'est un projet qui a de grandes chances d'aboutir, ce sera un outil de plus.

 

(Lire aussi : Quelles réponses possibles après les attentats de Bruxelles?)

 

Terrorisme, crise des migrants, Brexit, euroscepticisme... Comment continuer de croire en l'Europe ?
Surtout pas en chantant l'Hymne à la joie (qui est l'hymne de l'Europe), mais en se souvenant que l'Union européenne s'est faite sur l'air de l'hymne à la peur. La construction européenne, c'est l'alliance contre la peur. La peur de l'URSS, la peur de se faire la guerre à nouveau. C'est selon ce principe que l'on peut continuer à espérer l'Europe. Non pas sur un mode romantique des voyages et d'Erasmus... Mais face aux crises et aux menaces, elle est encore vue comme une réponse, et non comme un problème. Face aux changements climatiques, face au dérèglement de la finance, face à la volonté dominatrice de Vladimir Poutine, l'Europe est une réponse. Prenons l'exemple du Brexit (sortie de la Grande-Bretagne de l'Union européenne). On va voir le choix des Britanniques, mais regardez ce qui s'est passé en Grèce il y a un an. Si on demandait aux Grecs s'ils aimaient cette Europe-là, la réponse serait bien évidemment non, mais quand on leur propose de la quitter, pour des raisons strictement d'intérêts, ils restent. S'ils restent, c'est sur l'air de l'hymne à la peur. David Cameron ne dit pas qu'il veut rester dans l'Union, il dit que la quitter serait dangereux.

Après l'accord sur la gestion des migrants, qui ouvrait la voie à d'importantes contreparties, quel avenir pour la Turquie en Europe ?
Les négociations d'adhésion de la Turquie dans l'Union n'iront probablement pas à leur terme, mais elles sont utiles dans la mesure où elles permettent de faire entrer l'Europe en Turquie : les normes européennes, les valeurs européennes. La Turquie du président Erdogan ne veut pas entrer dans l'Union, elle n'est pas demandeuse. Elle est dans une position de force d'un point de vue moral car elle accueille plus de 2,5 millions de réfugiés sur son territoire et que le pouvoir politique est fort et autoritaire. La Turquie fait payer le prix de son aide et fait monter les enchères sur les migrants. C'est un rappel salutaire pour les Européens, qui doivent parvenir à se faire respecter, avec les Turcs comme avec les Russes ou les Américains.

 

L'accord avec la Turquie appelle à une aide plus importante pour Ankara, mais aussi pour le Liban et la Jordanie dans l'accueil des réfugiés. Comment cela va-t-il se faire ?
C'est ce que l'Europe sait bien faire normalement : aider financièrement, apporter un soutien humanitaire et logistique. En juin 2015, déjà, il y a eu un projet de créer un pont aérien pour soulager ces pays des réfugiés syriens et en transférer 20 000 par avion. L'objectif a été atteint à hauteur de 10 % seulement. L'accord avec la Turquie en prévoit 50 000 de plus, mais c'est une aide très symbolique. Le vrai soutien que doit apporter l'Europe, et il rejoindrait la volonté des réfugiés de rester près de chez eux pour y retourner ensuite, c'est un soutien aux pays limitrophes. Pour cela, ils doivent être correctement traités dans le pays d'accueil. Et là il y a eu une erreur des Européens, de ne pas suffisamment alimenter financièrement le Haut-Commissariat aux réfugiés et les organisations humanitaires.

 

Concrètement, que va faire l'Europe ?
Elle a déjà débloqué 3 milliards d'euros à la Turquie. Elle attend que des projets lui soient présentés avant de débourser l'argent. Par exemple, il y a quelques semaines, elle a versé près de 100 millions d'euros pour un programme de scolarisation des enfants syriens en Turquie. Le même système est mis en place pour la Jordanie et le Liban. C'est un fonds commun entre l'Union et les États membres. La Grande-Bretagne, par exemple, qui ne veut pas accueillir de migrants sur son sol, a dépensé beaucoup pour ce fonds et a voulu se montrer exemplaire sur ce point. Les Européens s'investiront pleinement dans ce mécanisme lorsqu'ils seront assez lucides pour comprendre qu'une crise aussi grave a un coût. À eux de déterminer si ce coût doit être le rétablissement des frontières à l'intérieur de l'Union, ce qui serait catastrophique pour les économies comme pour la construction européenne, ou bien un coût financier en aidant les pays limitrophes, en créant un corps européen de gardes-frontières (c'est en cours) et en soutenant la Grèce. Ils ne peuvent plus vivre dans l'idée que ce qui se passe à leur porte n'aura aucun coût économique.

 

Lire aussi
« Si elle est vraiment appliquée, la prise en charge des migrants sera un progrès »

Les Européens vont devoir apprendre à vivre avec la menace terroriste

 

Entre les attentats de Bruxelles, la crise des migrants, les velléités de départ de la Grande-Bretagne du giron européen et la montée de l'euroscepticisme, l'Union européenne n'a jamais été aussi chancelante. Retour sur les échecs qui ont abouti à cet état de fait, mais aussi sur les perspectives de résolution avec Yves Bertoncini, qui est notamment président de l'Institut Jacques...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut