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Nos Lecteurs ont la Parole - Jana Jean JABBOUR

La Turquie en Syrie : dans l’œil du cyclone

À bien des égards, la crise syrienne a contraint la diplomatie turque et a eu un impact dévastateur sur le positionnement extérieur de la Turquie et la stabilité intérieure du pays. Sur le plan régional, le recours d'Ankara au hard power en Syrie et son alignement sur un « camp » contre un autre ont nui à ses relations de bon voisinage et à son capital de sympathie au Moyen-Orient ; sur le plan international, les difficultés à rendre totalement hermétiques les 910 km de la frontière turco-syrienne ont poussé certains à dénoncer la Turquie comme une « autoroute jihadiste ». Enfin, sur le plan intérieur, la crise syrienne a eu des effets désastreux : d'une part, l'afflux massif de réfugiés syriens a pesé lourd sur l'économie du pays ; d'autre part, les velléités des Kurdes syriens ont encouragé le PKK à la reprise de la lutte armée, tuant dans l'œuf le processus de paix avec les Kurdes turcs. Surtout, la crise syrienne a révélé les « vases communicants » qui existent entre politique étrangère et politique intérieure : un pays qui se sent en insécurité à ses frontières souffre d'un durcissement du régime à l'intérieur.
Cependant, si l'implication de la Turquie en Syrie a été néfaste pour le pays, il convient de s'interroger s'il était possible pour le gouvernement AKP d'éviter l'implication dans la crise syrienne. À bien y réfléchir, l'enlisement de la Turquie dans le bourbier syrien était inéluctable.
En tant que pays émergent prétendant au statut de puissance régionale, la Turquie était naturellement portée à empiéter sur son voisinage arabe et à s'y construire une sphère d'influence, ce qui lui permettrait à terme d'accroître sa valeur stratégique à l'échelle internationale. C'est la fameuse métaphore du tir à l'arc, développée par le Premier ministre turc Ahmet Davutoğlu: « Plus nous tirons fort au Moyen-Orient, et plus loin nous atterrirons en Europe et dans le monde ». Dans cette stratégie, la Syrie occupait une place centrale, Damas étant considéré comme la porte d'entrée de la Turquie au Moyen-Orient. Lorsque la révolution syrienne s'est déclenchée, Ankara – dans une attitude « paternaliste » – s'est approprié ce dossier, considérant la Syrie comme faisant partie de sa « chasse gardée » exclusive. Selon les mots du président turc, la Syrie est « une affaire intérieure turque ». Or, cette confiscation du dossier syrien, couplée d'une dénonciation virulente d'Assad, est symptomatique d'une dérive naturelle de toute puissance émergente. À mesure qu'elle consolide son assise régionale et qu'elle réussit son ascension dans son hinterland, celle-ci tend à l'outrance, à l'arrogance et à la prétention. Se croyant omnipotente, elle menace de punir le « petit » voisin rebelle et désobéissant. En ce sens, la politique turque en Syrie révèle une propension à la domination caractéristique de tout pays émergent. Le comportement d'Ankara n'a rien d'exceptionnel : il ressemble à l'ingérence du Brésil en Amérique latine, à l'immixtion de la Chine dans les affaires de ses voisins asiatiques, à l'interventionnisme de la Russie en Europe orientale ou aussi à l'attitude de l'Afrique du Sud sur le continent africain.

Russie vs UE et Otan
Par ailleurs, le niveau accru de l'implication turque en Syrie depuis 2014 est une réponse à l'appropriation de la crise syrienne par la Russie de Poutine. Profitant de l'impuissance et de l'hésitation des Occidentaux, Moscou s'est engouffré dans la brèche syrienne, apportant un soutien inconditionnel au régime d'Assad et devenant de facto l'un des belligérants de la guerre civile syrienne. Pour la Russie, les enjeux en Syrie sont multiples : il s'agit, d'une part, de sauvegarder le régime de son dernier allié dans la région et de maintenir ainsi sa présence politique au Moyen-Orient et, d'autre part, de garantir ses intérêts économiques en obtenant la part du lion du butin de guerre et en saisissant les opportunités de reconstruction de la Syrie postconflit. Enfin, l'enjeu énergétique est crucial : en sauvegardant le régime d'Assad, Moscou cherche à garder une emprise sur les nouveaux champs de gaz et de pétrole découverts en Méditerranée orientale. Il convient aussi de constater qu'en pataugeant dans son terrain de jeu syrien, la Russie semble avoir pour objectif de nuire le plus possible aux politiques de l'UE et de l'Otan, qu'elle considère comme responsables de sa perte d'influence pendant les 25 dernières années. Ayant observé les difficultés de l'UE à gérer les flux de réfugiés, la Russie semble s'attaquer délibérément aux populations du nord de la Syrie, dans une tentative d'inciter de nouveaux mouvements massifs vers la Turquie, puis vers les autres pays européens, et mettre ainsi une pression supplémentaire sur ces États. Dans ce contexte, la Turquie se trouve aujourd'hui entre le marteau et l'enclume : elle doit d'une part tenir sa promesse aux Occidentaux de réguler le flux des réfugiés et de participer à la lutte antijihadiste, et d'autre part protéger son intégrité territoriale contre les velléités indépendantistes des Kurdes syriens, soutenus par la Russie, et contre les menaces du PKK en Turquie.

Partenaire à part égale
De plus, si aujourd'hui les puissances occidentales critiquent l'interventionnisme de la Turquie en Syrie, la soupçonnant de soutenir Daech, il convient de rappeler que ce sont ces puissances elles-mêmes qui ont contribué à propulser Ankara vers le front syrien. En effet, face aux exactions du régime d'Assad, la France, les États-Unis et leurs alliés ont reconnu dès 2012 l'opposition syrienne unifiée comme « seule représentante du peuple syrien » et se sont déclarés déterminés à mettre en place une transition politique. Or, se montrant incapables de défendre leurs lignes rouges et étant réticentes à toute intervention militaire directe en Syrie, Paris et Washington ont choisi de sous-traiter le dossier syrien à Ankara. Pourtant, dès l'été 2013, ces dernières sont revenues sur leur position, faisant du combat contre Daech une priorité absolue et reléguant au deuxième rang la transition politique à Damas. La Turquie se trouva alors coincée en Syrie, avec une marge de manœuvre limitée, Paris et Washington se montrant incompréhensifs et insensibles à ses conditions, en l'occurrence la création d'une zone-tampon et d'une zone d'interdiction aérienne le long de sa frontière avec la Syrie. À cet égard, force est de constater qu'en refusant les demandes turques, Paris et Washington font preuve d'une ignorance de l'évolution de ce pays ces dernières années : Ankara n'est plus l'allié soumis d'hier qui accepte de s'aligner inconditionnellement sur le camp occidental, comme c'était le cas pendant la guerre froide. Puissance émergente autonome et indépendante, attachée à sa souveraineté, la Turquie mène aujourd'hui une politique d'affirmation de soi aiguë et n'accepte de partager le fardeau des grandes puissances que si cela lui bénéficie et ne va pas à l'encontre de ses intérêts. En ce sens, toute attitude de stigmatisation permanente du gouvernement au pouvoir est contre-productive et ne ferait que pousser la Turquie vers plus de rigidité et d'inflexibilité.
Si Bruxelles, Paris et Washington souhaitent regagner la Turquie dans leur camp, il est nécessaire qu'ils considèrent Ankara comme un partenaire à part égale, qu'elles se montrent sensibles aux appréhensions du gouvernement AKP et qu'elles comprennent le nouvel ethos turc. Ce n'est qu'alors qu'Ankara pourrait revenir à une politique plus rationnelle, ce qui serait dans son meilleur intérêt, et épargnerait aussi à notre région, à l'Europe et aux États-Unis beaucoup d'ennuis.

Jana Jean JABBOUR
Docteure en sciences politiques
Enseignante à l'USJ

À bien des égards, la crise syrienne a contraint la diplomatie turque et a eu un impact dévastateur sur le positionnement extérieur de la Turquie et la stabilité intérieure du pays. Sur le plan régional, le recours d'Ankara au hard power en Syrie et son alignement sur un « camp » contre un autre ont nui à ses relations de bon voisinage et à son capital de sympathie au Moyen-Orient ;...

commentaires (2)

Très belle analyse de JJJ .. Vouloir faire de l'enfant gâté turc un morpion à qui on voudra donner de baffes va leur en coûter très cher à ces occicons, surtout qu'il a appliqué à la lettre les recommandations coupables . Je dirai quand même que la Turquie d'erdo va devoir quelque part payer son alignement sur ce complot contre la Syrie du héros Bashar , quelque soit le résultat des négociations avec ses complices de l'otan . On sort rarement indemne d'une fronde contre un groupe dans la main duquel on bouffe .

FRIK-A-FRAK

12 h 00, le 12 mars 2016

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Commentaires (2)

  • Très belle analyse de JJJ .. Vouloir faire de l'enfant gâté turc un morpion à qui on voudra donner de baffes va leur en coûter très cher à ces occicons, surtout qu'il a appliqué à la lettre les recommandations coupables . Je dirai quand même que la Turquie d'erdo va devoir quelque part payer son alignement sur ce complot contre la Syrie du héros Bashar , quelque soit le résultat des négociations avec ses complices de l'otan . On sort rarement indemne d'une fronde contre un groupe dans la main duquel on bouffe .

    FRIK-A-FRAK

    12 h 00, le 12 mars 2016

  • Enfin une analyse sans Turco-phobie !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    04 h 00, le 12 mars 2016

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