En février 1990, la « guerre d'élimination » éclate entre l'armée libanaise, dirigée par le général Michel Aoun, également à la tête d'un gouvernement de militaires transitoire à l'époque, et le chef des Forces libanaises, Samir Geagea. Ce conflit sanglant, dans lequel des centaines de personnes, civils, militaires et miliciens, ont péri, est l'un des épisodes les plus violents de la guerre civile libanaise.
Vingt-six ans plus tard, les ennemis jurés décident d'enterrer la hache de guerre. Le 18 janvier 2016, Michel Aoun est accueilli à Meerab par le chef des FL, son épouse et les cadres du parti comme un ami de longue date. Lors de cette réunion cordiale, Samir Geagea annonce solennellement son soutien à la candidature du général Aoun à la présidence de la République, avant de couper, avec son ancien ennemi, un grand gâteau aux couleurs du Liban.
Des partisans, observateurs et citoyens se félicitent de ce rapprochement qu'ils jugent historique et qui, selon eux, ne peut que bénéficier aux chrétiens longtemps divisés. D'autres dénoncent une mise en scène et se montrent sceptiques quant à la pérennité de cet accord.
Mais qu'en est-il de ceux qui ont combattu, dans l'un ou l'autre camp ? Un ex-officier de l'armée libanaise et un ex-haut gradé des Forces libanaises racontent à L'Orient-Le Jour comment ils ont vécu le rapprochement entre Samir Geagea et Michel Aoun, à l'aune de leur vécu pendant la guerre.
« Des jeunes sont morts, d'un revers de la main on balaie leur mémoire »
Tony*, 51 ans, a passé près de la moitié de sa vie au service des FL, dirigées par Samir Geagea. Pendant la guerre, il a combattu les soldats fidèles à Michel Aoun. Parmi eux se trouvait son frère, ex-officier de l'armée. Terrible situation vécue par de nombreuses familles libanaises. Pourtant, aujourd'hui, la réconciliation et le pardon sont impossibles pour Tony : « Aller de l'avant est une trahison à l'encontre de ceux qui ont sacrifié leur vie en défendant une cause. »
Cet homme originaire de Hadeth, en banlieue de Beyrouth, n'a que 15 ans lorsqu'il rejoint les Kataëb, avant que les FL ne deviennent une entité armée à part. À la demande de son père, il passe avec son frère le concours de l'École militaire en 1983. Tous deux réussissent, mais Tony choisit son camp : il rejoint les FL en 1986. Son frère, lui, deviendra officier au sein de l'institution militaire.
« Lorsque le conflit entre Geagea et Aoun a éclaté, j'étais impatient de me battre, raconte-t-il. J'étais presque content de pouvoir en découdre avec Aoun. »
Devenu haut gradé de la milice chrétienne en 1990, Tony dirige quelques centaines d'hommes. « J'étais sur tous les fronts, se souvient-il. J'ai été touché à la jambe durant ce conflit. Mais cela ne m'a pas empêché de poursuivre le combat. » Rien au monde n'aurait pu ébranler ses convictions. « En 1989, j'ai acheté un appartement neuf à Dbayeh dans un complexe construit par les FL. Lorsque l'armée libanaise s'en est emparée en février 1990, j'ai ordonné à mes hommes de le bombarder, dit-il d'une voix impassible. J'ai personnellement supervisé la destruction de ma propre maison. Mais ça ne m'a rien fait. Je faisais mon devoir, le reste m'importait peu. »
Le combat fratricide met aussi en danger ses parents. « La maison familiale à Hadeth se trouvait au bas du palais présidentiel où résidait Michel Aoun à l'époque. Je n'ai pas hésité à ordonner le bombardement de la région, en sachant qu'il y avait de fortes chances qu'un obus tombe sur la maison familiale. Heureusement, cela n'est pas arrivé. En tout cas, mes parents étaient de mon côté, ils étaient de fervents partisans des FL » , explique-t-il.
Le fait que son frère se trouve dans le camp adverse importait peu à Tony. « La cause passait avant tout, affirme-t-il d'un ton catégorique. Bien sûr c'était dur de savoir que son frère était avec l'ennemi. J'avais aussi beaucoup d'amis d'enfance qui combattaient dans les rangs de l'armée. Lorsque je parvenais à parler à ma mère, elle me disait : "Je t'en prie, évite de bombarder les zones dans lesquelles ton frère peut se trouver". »
Le frère de Tony a pris sa retraite au grade de lieutenant-colonel. Il est aujourd'hui ingénieur. « Nous sommes toujours en contact, mais nous évitons d'aborder le sujet de la guerre de 1990 »,
raconte l'ancien milicien. Sollicité par L'Orient-Le Jour, le frère n'a, lui, pas souhaité s'exprimer.
« Geagea n'est aujourd'hui qu'un politicien comme les autres »
En 2005, le chef des FL retrouve la liberté après onze ans d'incarcération. Mais Tony affirme que le parti lui a interdit de le rencontrer. « Nous nous attendions à ce que l'on nous appelle aux premiers rangs du parti en temps de paix. Mais nous avons été relégués au dixième rang. »
Désormais, Tony ne se fait pas d'illusions : « Pour moi, Samir Geagea n'est aujourd'hui qu'un politicien comme les autres. Il n'est plus le chef qui nous inspirait. Mais Dieu merci, je n'ai jamais été tenté de rejoindre le camp aouniste. Mon âme est toujours avec les Forces libanaises en tant qu'institution. »
Le 18 janvier 2016, c'est la femme de Tony qui lui annonce la rencontre Geagea-Aoun. « J'ai tout de suite sorti le livre des martyrs des FL et je me suis mis à pleurer, dit-il d'une voix étouffée. Il y avait des jeunes de 17 et 18 ans que j'ai personnellement entraînés. Ils ont perdu la vie durant ce conflit et c'est d'un revers de la main qu'on balaie leur mémoire. »
Admettant que cette nouvelle étape est très difficile à vivre pour lui, Tony explique : « Je ne peux pas croire que ce rapprochement puisse être dans l'intérêt des chrétiens. Michel Aoun a gâché notre avenir. Je ne lui pardonne pas. Je ne lui pardonnerai jamais. Ceux qui ont combattu avec nous et qui parviennent à lui pardonner sont probablement des saints. » Pour Tony, « les jeunes d'aujourd'hui qui affirment être affiliés aux FL ne connaissent rien à l'esprit de cette institution. Ils ne défendent pas une cause, et cela est malheureux. Ma génération a été sacrifiée : les FL ne nous acceptent plus, nous sommes devenus un fardeau. »
Mais s'il est contre le rapprochement entre Michel Aoun et Samir Geagea, il sait que « malheureusement » il ne peut rien y changer. « Beaucoup d'amis me reprochent de ne pas avoir tourné la page du passé, mais cela m'est impossible. J'aurai pu tuer mon frère durant la guerre, et Aoun et Geagea trinquent aujourd'hui ensemble... »
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« Nous ferions mieux de tourner cette page »
Georges*, 74 ans, est officier à la retraite. Il a servi sous le commandement du général Aoun durant « la guerre d'élimination ». Aujourd'hui, il accueille à bras ouverts le rapprochement entre les anciens rivaux maronites. Pour Georges, tourner la page est indispensable, et le rapprochement entre MM. Geagea et Aoun n'a que des avantages.
« Au début des affrontements, j'étais assigné à la caserne de Badaro, ensuite j'ai été muté à celle de Kfarchima. Ces régions ont toutes deux été touchées par les combats et j'étais chargé de défendre nos positions », se souvient-il. Si cet ex-officier originaire du Akkar, au Liban-Nord, n'a personnellement pas été blessé durant les combats, il a toutefois été endeuillé par la perte d'un parent. « Un jour, des miliciens FL ont attaqué la maison d'une connaissance au sein des Forces de sécurité intérieure. Plusieurs de ses gardes du corps ont été abattus. L'un d'eux était un proche, il venait du même village que moi » , raconte-t-il.
Pour Georges, « ce conflit entre Aoun et Geagea n'était malheureusement qu'un nouvel épisode de violences ». « Inutile de chercher à blâmer l'un ou l'autre des dirigeants ou d'essayer de savoir qui a déclenché les affrontements », estime-t-il. Ce qui ne l'empêche pas de défendre son camp : « Il faut dire qu'il s'agissait d'un combat entre la légalité et son contraire. Le général Aoun représentait à l'époque la légitimité étatique à laquelle les miliciens s'en sont pris. »
Une guerre « totalement inutile »
Quoi qu'il en soit, l'ex-officier de la brigade logistique déplore ces affrontements fratricides. « Les jeunes d'un même village, d'une même région, d'une même communauté et d'un même pays se sont affrontés. J'avais des amis qui combattaient dans les rangs des FL. Tout le monde se connaît dans ce petit pays. Mais cela ne m'a pas empêché de rester en contact avec eux. Heureusement que je n'ai pas eu à les affronter directement sur le terrain. »
Georges déplore une guerre « totalement inutile ». « Ces jeunes qui se sont sacrifiés pour rien savaient-ils pour quelle cause ils combattaient ?
Les soldats et les Forces de sécurité accomplissaient leur devoir, et la mort fait partie de leur métier. Mais ces jeunes miliciens, pourquoi se sont-ils sacrifiés ? Ils étaient convaincus à tort que l'armée voulait les éliminer », se désole-t-il.
Un barrage de l'armée libanaise au niveau de Nahr el-Kalb, en banlieue-nord de Beyrouth, le 28 février 1990.
Photo d'archives
Le 18 janvier 2016, Georges suit devant sa télévision la rencontre entre Michel Aoun et Samir Geagea à Meerab. « Scotché à mon écran, j'étais sans aucun doute très content de voir cette scène, même soulagé. Les affrontements entre eux n'auraient jamais dû avoir lieu. »
À ceux qui mettent en doute le sérieux du rapprochement entre les deux leaders maronites, l'ex-officier demande : « Comment peuvent-ils juger les intentions de Michel Aoun et Samir Geagea ? Il faudra du temps pour voir s'ils sont sincères. »
Georges persiste et signe : « Nous ferions mieux de tourner cette page. Nous ne pouvons pas vivre dans le passé. Nous avons surmonté les massacres entre chrétiens et druzes, pourquoi ne pouvons-nous pas surmonter les combats interchrétiens ? »
Et l'ancien militaire, qui estime que « le rapprochement profite à tous », de conclure : « Chaque Libanais devrait revisiter la guerre civile, comme un film, afin d'en tirer les leçons. »
*Les noms des personnes interrogées ont été changés à leur demande.
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commentaires (15)
il y a un encore plus d'actualite portant justement sur le vide constitutionel !! "Jamhourya la ta3rif l5awf" svp publier c'est exactement ce qui se passe auj !!
Bery tus
19 h 54, le 03 février 2016