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Moyen Orient et Monde - commentaire

Le labyrinthe syrien de la Turquie

En ce début d'année 2016, de nouvelles mesures – si timides soient-elles – ont été prises récemment dans le but de mettre un terme à la guerre en Syrie. Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté la résolution 2254 fin 2015, donnant son aval à une feuille de route pour la paix, et le Groupe international de soutien à la Syrie (GISS) a fixé la date de la prochaine assemblée, qui se tiendra en principe à la fin du mois. Le GISS rassemble toutefois des alliés comme des adversaires – par exemple, l'Arabie saoudite et l'Iran –, ce qui laisse croire qu'il sera difficile de faire avancer les choses au sein de cet organisme.
Parallèlement, deux autres pays impliqués dans le processus, la Turquie et la Russie, semblent s'être engagés sur la voie de la discorde. La Turquie, dont la proximité à la Syrie présente des difficultés comme des enjeux, pourrait jouer un rôle particulièrement important pour orienter la façon dont se déroule le processus de paix. Mais lorsque la Turquie a abattu un bombardier russe au-dessus de sa frontière avec la Syrie, il y a deux mois, les relations entre les deux pays se sont brutalement détériorées, le Kremlin n'a d'ailleurs pas tardé à imposer des sanctions économiques en guise de représailles.
La Russie, pour sa part, est confrontée à la dure réalité de maintenir une présence militaire active au Proche-Orient. Ses efforts pour soutenir le régime du président Bachar el-Assad (et ainsi renforcer son propre rôle à la table de négociations) le placent en porte-à-faux avec les pays – dont la Turquie qui est membre de l'Otan – qui veulent qu'Assad soit démis de ses fonctions.
Le problème pour la Turquie demeure ; ses intérêts ne se limitent pas à bloquer l'essor de Daech ni même évincer Assad du pouvoir. Elle tente par la même occasion de faire en sorte que les groupes kurdes – comme le Parti de l'union démocratique (PYD) en Syrie, qui est étroitement lié au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) – ne consolident pas leur mainmise sur des territoires de la Syrie, que ce soit maintenant ou pendant la reconstruction succédant au conflit.

Depuis l'été dernier, alors que de graves épisodes de violence ont bel et bien mis terme à la trêve de deux ans entre le PKK et le gouvernement turc, le conflit kurde en Turquie est redevenu incandescent, suscitant de nouvelles craintes quant aux conséquences d'un PYD doté de moyens. Une agitation politique interne permanente, notamment deux élections parlementaires en moins de six mois, a rendu encore plus complexe la position de la Turquie.
L'opposition de la Turquie à l'armement des Kurdes a constitué une source de tensions avec ses alliés traditionnels, les États-Unis, qui estiment que les Kurdes sont la seule force militaire sur le front en mesure de vaincre Daech. L'hostilité ravivée entre le gouvernement turc et le PKK compromet donc l'intérêt de la Turquie dans l'aboutissement des négociations pour la paix en Syrie.

Au milieu de tous ces défis, on entrevoit néanmoins une lueur d'espoir : les relations de la Turquie avec l'Union européenne se sont nettement améliorées récemment. L'urgence ressentie par l'Europe pour la résolution de la crise des réfugiés a raffermi son intérêt à coopérer avec la Turquie. Ceci crée une occasion décisive de reprendre les négociations pour l'accession de la Turquie dans l'Union européenne – une perspective qui était jusqu'ici quasiment éteinte.
Il est certain que, dans son dernier rapport sur les progrès de la Turquie dans l'atteinte des critères d'accession, la Commission européenne a fait état de « grandes lacunes » relatives au système judiciaire, à la liberté d'expression et la liberté d'association. Elle a également demandé instamment la reprise des pourparlers pour la résolution de la question kurde. L'ambiance actuelle est sensiblement meilleure. Déjà, l'UE et la Turquie se sont entendues sur un plan d'action commun, qui implique une attribution plus libérale des visas et des discussions sur un lien bilatéral « privilégié ».
De plus, on constate également des avancées prometteuses concernant Chypre, un dossier épineux qui empêche depuis longtemps l'accession de la Turquie à l'UE. Puisque les dirigeants de la communauté chypriote grecque et ceux de la communauté chypriote turque ont repris les pourparlers en mai, la Turquie se trouve désormais devant la perspective de pouvoir prendre des mesures décisives conduisant à la réunification de l'île.
En résumé, la crise des réfugiés a fait pencher l'UE vers la Turquie. Mais la destruction de Daech demeure une priorité absolue. Il faudra entamer des négociations avec la Russie – ce que certains membres de l'UE ont admis. Depuis les attentats de Paris en novembre, des efforts pour resserrer les liens de coopération contre le terrorisme, notamment ceux entre la France et la Russie, se sont intensifiés. Si la Turquie veut voir ses relations se réchauffer davantage avec l'UE, elle aussi devra mettre la main à la roue.

Les tensions entre la Turquie et la Russie ont également rendu plus précaire la propre position de la Turquie en Syrie. Car, en plus des sanctions économiques, la Russie a maintenant pourvu ses bombardiers de missiles air-air, faisant en sorte qu'il est plus difficile pour la Turquie de défendre son espace aérien et de conserver son emprise sur sa frontière orientale avec la Syrie, une zone qu'elle juge critique pour empêcher le PYD de traverser l'Euphrate vers l'Ouest.
La Turquie devrait revoir sa position. Elle ne peut risquer d'être perçue comme un pays qui met en péril des libertés fondamentales, élargissant du même coup le fossé avec l'Union européenne. Deux facteurs maintiendront sa position d'allié essentiel des États-Unis et de l'Union européenne : de meilleures relations avec les Kurdes et des progrès vers un règlement de la question chypriote. Pour ce qui est du processus de paix en Syrie, les décisions de la Turquie peuvent faire progresser ou faire reculer l'échéance d'un règlement.

La multitude de facteurs qui déterminent la position de la Turquie rend très difficile le processus décisionnel. Mais il existe un moyen de sortir du labyrinthe actuel : une démarche stratégique qui tire le maximum du rapprochement avec l'Union européenne, qui tienne compte de l'importance de stabiliser la Syrie le plus tôt possible et clarifie, une fois pour toutes, le rôle de la Turquie dans la lutte contre Daech.
La Turquie a récemment démontré sa capacité de relever des défis complexes, en rétablissant judicieusement les relations diplomatiques pleines et entières avec Israël après une rupture de cinq ans. En vue de tout cela, une réconciliation avec la Russie n'est pas exclue. Une telle démarche faciliterait assurément la gestion d'un ensemble de risques amplifiés par le conflit syrien.

© Project Syndicate, 2015.
Traduit de l'anglais par Pierre Castegnier.

Javier Solana a servi à titre de haut représentant pour la politique étrangère et la sécurité commune de l'Union européenne, de secrétaire général de l'Otan et de ministre des Affaires étrangères de l'Espagne. Il est actuellement le président du centre Esade pour l'économie internationale et la géopolitique, et chercheur émérite de la Brookings Institution.

 

 

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