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Culture - Salon du livre 2015

Quand Mathias Enard perd le Nord pour (mieux) retrouver l’Est

Son sixième roman, l'halluciné et encyclopédique « Boussole » *, serait-il celui de la consécration ? Rencontre, au Salon du livre de Beyrouth, à quelques jours de l'annonce du prix Goncourt 2015.

«  Si on donne un sens à ce que l’on fait, on peut tout se permettre en termes de littérature et de langue  », souligne Mathias Enard. Photo Michel Sayegh

Contrairement à son personnage Franz Ritter, perdu dans sa solitude, Mathias Enard sait très bien dans quelle direction il va. À l'instar de son précédent roman Zone, constitué d'une seule et même phrase, Boussole commence par une tirade de 27 lignes. Une pleine page peuplée de virgules et d'un unique point final. « Je voulais installer une ambiance crépusculaire, avec un rythme mélancolique dès le début », raconte l'auteur à la voix rocailleuse et aux cheveux en bataille.
Son sixième roman est empli de musicalités, cadencé, avec des temps qui s'étirent parfois à cause des réminiscences d'opium. Mozart, Brahms, Beethoven, Chopin, Mahler, Mendelssohn, Wagner et bien d'autres dictent la mesure au cours d'une nuit d'insomnie. Franz Ritter, musicologue autrichien dépressif et atteint d'une maladie sans nom, voyage de souvenirs en souvenirs, de Téhéran à Istanbul, d'Alep à Vienne, de Palmyre à Paris. Une histoire en appelle souvent une autre, qui provoque une anecdote, elle-même amenant une citation, et l'explication qui va avec.

Jusqu'à l'étourdissement
Des clins d'œil – pour la plupart bien vérifiés – jusqu'à l'étourdissement. À la fin d'une page, il arrive parfois que le lecteur soit perdu, pris de vertiges devant les divagations encyclopédiques de Franz, personnage hypermnésique et obsessionnel qui trompe son angoisse de la solitude par une pensée interminable. Rimbaud, Balzac ou encore Sadegh Hedayat : tous tiennent compagnie à Franz, chacun irrigué par les interpénétrations de l'Orient et de l'Occident.
Boussole est un ouvrage érudit, égal à son auteur. Alors qu'il pourrait, au départ, effrayer par le poids étouffant des références, il aiguise rapidement la curiosité. « Si on donne un sens à ce que l'on fait, on peut tout se permettre en termes de littérature et de langue. Il n'y a pas de barrières infranchissables, les règles sont là pour être transgressées », confie Mathias Enard, penché en avant, imposant par sa carrure physique autant que par son charisme sans fard.

Entre Levant et Ponant
La boussole de Mathias Enard pointe vers l'Est depuis deux décennies. En tant que chercheur d'abord, journaliste et désormais écrivain. Avant de s'installer à Barcelone en 2000, il a vécu près de 10 ans au Moyen-Orient, dont deux au Liban. Son roman de 400 pages, qui retrace deux histoires d'amour agitées, ponctuées de complicités, d'incompréhensions et de non-dits, n'y déroge pas. Ces passions, ce sont celles de Franz pour Sarah, tout comme celles entre Orient et Occident. Mais pas seulement. Tristan et Iseult, Majnoun et Leila, ou encore Vis et Ramin ne sont jamais loin.
Depuis la sortie de Boussole, en août dernier, les journalistes francophones s'arrachent le romancier de 43 ans. Au-delà de sa qualité littéraire indéniable, l'ouvrage résonne d'autant plus qu'il est terriblement d'actualité depuis les destructions de la cité antique de Palmyre par l'État islamique. Aussi, sans être abordés de manière frontale, la frontière, le voyage et l'altérité sont au cœur de ce roman. À travers les rêveries de Franz Ritter et ses correspondances épistolaires, Mathias Enard invite le lecteur à admirer les liens plus ou moins ténus entre Levant et Ponant. À noter aussi leurs différences, qui leur ont permis de s'enrichir mutuellement.
Si ce n'est par son tempérament, c'est par son parcours géographique et sa passion du Moyen-Orient que l'auteur ressemble à son personnage principal. Ancien orientaliste, Mathias Enard a parcouru la Syrie, l'Égypte, le Liban ou l'Iran. Lui aussi a étudié l'arabe et le persan, et se passionne pour la région depuis longtemps.

Se jouer des frontières
Mais qu'est-ce que l'Orient sinon une construction mentale occidentale ? « C'est une réalité géographique avant tout, de l'est de la Méditerranée aux parties montagneuses du monde turco-iranien », commence à dire le romancier. « Mais l'Orient, dans la bouche d'un orientaliste, est une espèce de grande malle de fictions composites construites les unes avec les autres, au cours du XVIIIe et du XIXe siècle », justifie l'auteur très sérieusement en citant Delacroix, Ingres, Nerval et Flaubert. Ce sont effectivement ces allers-retours culturels, ces mouvements entre est et ouest, qui voyagent au cours du temps et se jouent des frontières qui irriguent Boussole et émerveillent Mathias Enard.
L'Orient n'a d'ailleurs rien d'un bloc figé ou monolithique pour l'écrivain niortais. Sa représentation caricaturale dans les médias l'agace au possible. « Le discours médiatique est complètement saturé par la peur de l'islam radical et la violence des conflits au Moyen-Orient. Cela empêche toute possibilité de découvrir la richesse et la diversité historique de la région. Aussi, cette focalisation occulte le dialogue qui pourrait s'instaurer entre Orient et Occident », regrette l'auteur. Avec Boussole, Mathias Enard ajoute sa pierre à l'édifice et contribue à (re)construire ce pont entre Levant et Ponant, abîmé par les clichés au fil des siècles.

*Boussole (Actes Sud), 400 pages.

 

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Mathias Enard en cinq souvenirs

Si vous deviez retenir un paysage de l'Orient ?
Les montagnes d'Iran parce qu'elles sont absolument impressionnantes.

Un plat ?
Sans doute le riz au safran.

Une chanson ?
Üsküdar'a gider iken (Si tu vas à Üsküdar), une vieille chanson turque qui montre bien la communication entre les deux rives du Bosphore.

Une odeur ?
Le parfum du « zaatar » (le thym) sur la « man'ouché » au petit matin.

Un ouvrage ?
Les Mille et Une Nuits. Le texte est devenu célèbre dans le monde arabe parce qu'il a été traduit en Angleterre. Le « conte-cadre » est iranien, d'autres sont arabes ou égyptiens, ils viennent de plusieurs périodes et d'origines différentes. Aussi, le texte doit beaucoup à Antoine Galland, son traducteur français au XVIIIe, qui a ajouté le conte Simbad le Marin. C'est une grande fabrique de clichés orientalistes, mais une œuvre mixte, l'histoire d'un aller-retour entre Orient et Occident.

 

 

La bonne année pour le Goncourt ?

Prix Goncourt des lycéens en 2010 pour Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants, Prix du Livre Inter en 2009 et Prix Décembre en 2008 pour Zone, ou encore Prix des Cinq Continents de la francophonie en 2004 pour La Perfection du tir, Mathias Enard est déjà un auteur multiprimé. Mais il pourrait se voir décerner la récompense ultime mardi 3 novembre en devenant le lauréat du Prix Goncourt 2015.
« Bien sûr, ce prix signifie qu'un énorme coup de projecteur sera braqué sur un livre, mais maintenant Boussole est hors de moi. Il suit sa route seul. Je serais évidemment honoré de l'avoir, mais quelle que soit la décision du jury je serais content », répond l'auteur. Face à lui, Nathalie Azoulai pour Titus n'aimait pas Bérénice (P.O.L.), et deux auteurs qui abordent eux aussi l'Orient, Tobie Nathan avec Ce pays qui te ressemble (Stock) et Hédi Kaddour avec Les Prépondérants (Gallimard), tout juste lauréat du Grand Prix du roman de l'Académie française 2015 (ex aequo avec Boualem Sansal avec 2 084).

 

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