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Liban - Commémoration

Guerre de 14-18 : pour qu’en sa course la mort s’arrête

Le Centre international des sciences de l'homme de l'Unesco, à Byblos, se penche sur la mémoire du centenaire de la Grande Guerre et lui consacre deux volumes monumentaux, représentant un outil de travail et des albums photo remarquables.

Soldat australien durant la bataille des Dardanelles (août 1915).

La Première Guerre mondiale (1914-1918) reste dans la mémoire collective comme une immense hécatombe qui fit, au moins, 18 millions de morts ! On en a parlé, à juste titre, comme du « suicide d'une civilisation ». De Péguy à Apollinaire, en passant par Alain Fournier et Blaise Cendrars (amputé de la main droite), la fine fleur de la littérature française y passa ou en souffrit. Le contexte historique de la période tendue qui a débouché sur la guerre est le démembrement progressif de l'Empire ottoman, dans un climat de rivalité entre les grandes puissances européennes et d'exacerbation des nationalismes.
Le volet européen de la « Grande Guerre », avec ses enjeux économiques et territoriaux et ses batailles, est relativement bien connu, autant par les études qui lui sont consacrées que par les films et documentaires qu'il a inspirés.
Au Liban, nos avenues et nos rues nous rappellent tous les jours les noms de certains des généraux qui l'ont livrée, Allenby, Foch, Weygand, Gouraud, ou des batailles qui l'ont marquée, celle de Verdun étant la plus célèbre – et la plus meurtrière. On en connaît moins bien le visage oriental. Ainsi, notre connaissance de la grande famine des années 1915-1918 au Liban, malheur collatéral d'un double blocus allié et ottoman, reste anecdotique, bien que nos pères ou aïeux y aient survécu. On connaît à peine un peu moins mal l'histoire du génocide tenté sur le peuple arménien – et les autres minorités chrétiennes – par un Empire ottoman à son crépuscule.


À l'occasion du centenaire du déclenchement de la « Grande Guerre », le Centre international des sciences de l'homme de Byblos, dirigé par Adonis Acra et relevant de l'Unesco, a décidé de consacrer deux grands volumes d'études, abondamment et richement illustrés, à cette période cruciale (*). Ce travail considérable, le premier de ce genre en arabe, a été coordonné et supervisé par un comité formé de Joseph Abou Nohra, Mounzer Mahmoud Jaber et Nayel Abouchakra. Il sera officiellement présenté au public au cours d'une cérémonie prévue demain, mercredi 7 octobre, au palais de l'Unesco. Au nombre des rédacteurs, de grands noms de l'enseignement et de la recherche universitaire.
Les deux grands – et pesants – volumes à couverture bleu ciel s'ouvrent sur un prologue de Rony Araiji, ministre de la Culture, une introduction d'Adonis Acra et une présentation des trois experts chargés d'en superviser l'écriture. Dans son introduction, M. Acra cite l'admirable paragraphe d'ouverture de la convention de création de l'organe des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) affirmant : « Les guerres prenant naissance dans l'esprit des hommes, c'est dans l'esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix. »
La charte ajoute un peu plus loin « qu'une paix fondée sur les seuls accords économiques et politiques des gouvernements ne saurait entraîner l'adhésion unanime, durable et sincère des peuples et que, par conséquent, cette paix doit être établie sur le fondement de la solidarité intellectuelle et morale de l'humanité ».

 

« À quand la paix, peuples de la terre ? »
C'est précisément dans cet esprit que le Centre des sciences de l'homme de Byblos a œuvré. Le sous-titre de l'ouvrage l'affirme explicitement : « À quand la paix, peuples de la terre ? » Il n'est donc pas indifférent de souligner que l'ouvrage a été rédigé comme devoir de mémoire destiné à épargner aux générations futures d'Occident et d'Orient les indicibles souffrances de la guerre.
Il n'est pas inutile non plus de rappeler que la convention de l'Unesco a vu le jour en 1945, dans la foulée de la Charte des Nations unies, affirmant dans son préambule : « Nous, peuples des Nations unies résolus à préserver les générations futures de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances », acceptons « d'instituer des méthodes garantissant qu'il ne sera pas fait usage de la force des armes, sauf dans l'intérêt commun ». Faut-il rappeler que le Liban, en la personne de Charles Malek, est l'un des artisans et des premiers signataires de cette charte ?
S'il est important de le redire, c'est parce que l'opinion s'est tellement habituée à l'idée de l'existence de l'Onu qu'elle a oublié la raison pour laquelle la Société des Nations, puis son héritière ont été créées. Le fait est qu'au sortir des deux guerres mondiales, toute la communauté humaine prenait enfin pleinement conscience que, laissée à ses instincts et à ses utopies, elle ressemblait plutôt à une société de loups, et qu'en conséquence, elle devait se doter des moyens d'humaniser ce qui devenait de plus en plus, avec le développement des voies et moyens de communications, une famille de nations plutôt qu'un agrégat de sociétés luttant pour leur survie et soumises à la loi du plus fort.


On ne sait que trop ce que ces promesses faites par l'humanité à elle-même sont devenues. Pour un chrétien du Moyen-Orient, elles ont fait (à nouveau) naufrage le 6 août 2014 dans la plaine de Ninive, que l'on s'échine aujourd'hui à reconquérir à coups de raids aériens (car on peut mourir pour des puits de pétrole, mais pour un peuple déraciné, quel intérêt ?). Déjà dans les années 60, de Gaulle décrivait l'Onu, avec ses mécanismes poussifs, comme « un machin ». Peut-on oublier d'ailleurs que c'est l'Onu qui a voté en 1947 pour le partage de la Palestine, créant ainsi au Moyen-Orient un abcès de fixation qui épuise affectivement, intellectuellement, moralement, économiquement, militairement et politiquement le monde arabe depuis trois quarts de siècle, sans qu'on n'en voit la fin ?

 

Réflexion philosophique
Peut-être eut-il fallu accompagner cette récapitulation des malheurs d'une époque d'une réflexion philosophique plus longue qui la situerait dans l'histoire de la pensée, lui ferait prendre de la hauteur et tenterait d'en faire sens. Dans son introduction, le directeur du centre, Adonis Acra, cite Clausewitz et réfléchit sur la destinée de sociétés condamnées à ne vivre des périodes de paix (salam) que comme des armistices (selm) entre deux guerres. La célèbre maxime de Clausewitz, « La guerre est la politique poursuivie par d'autres moyens », est citée à l'appui d'une vision cyclique de l'histoire comme poursuite d'une paix inaccessible, mythe de Sisyphe socio-historique.
Il y a certes du vrai dans cette vision des choses. Mais ne faut-il pas aussi chercher un sens à cette période tragique de l'histoire dans les courants de pensée d'un XIXe siècle dominé par la « mort de Dieu », l'illusion positiviste d'une humanité grisée par les progrès de la science et de la technologie, ayant banni tranquillement toute référence à la transcendance, pourchassant les ordres religieux, cédant à l'euphorie qu'elle va sortir de l'âge métaphysique et enfin maîtriser son destin ? « Cette mort a d'abord été prise joyeusement par la famille. Jamais optimisme ne fut plus allègre, indifférence plus tranquille qu'en cette fin de siècle, si heureuse parmi ses ruines que ni la chute d'une chrétienté, ni les terribles promesses de la science, ni l'apocalypse sociale commençante n'arrivaient à l'émouvoir », écrit Emmanuel Mounier dans le chapitre introductif de son Introduction aux existentialismes.


Malgré cette remarque de détail, il reste que l'on est en présence d'une réalisation majeure, d'une somme qui fera date aussi bien pour les chercheurs que pour les simples lecteurs, ne serait-ce que par la richesse des illustrations, derrière laquelle sa cache un travail de forçat.
On n'abandonne pas facilement la lecture de ces pages ni la méditation de ces photos, cinéma muet qui nous restitue un passé qui aurait pu être le nôtre, tragique entrain d'un départ pour le front qui s'achève par un alignement à l'infini de pierres tombales. On ne l'abandonne pas, en tout cas, sans tristesse.

(*) « Centenaire de la Grande Guerre 14-18 », en deux tomes, publié par le Centre international des sciences de l'homme-Byblos, préface Rony Araïji, ministre de la Culture, introduction Adonis Acra. Publication CISH – Unesco.

 

Le Liban et la Grande Guerre

L'ouvrage du Centre international des sciences de l'homme réserve à l'impact de la guerre de 14-18 sur le Liban des chapitres significatifs (répression ottomane, famine et émigration notamment), qui recoupent des travaux récents sur cette question parus en 2014-2015, notamment une monographie de Christian Taoutel et Pierre Wittouck publiée aux Presses de l'Université Saint-Joseph, Le peuple libanais dans la tourmente de la Grande Guerre.
« Pendant que l'Europe croupissait sous la hantise des tranchées, véritables couloirs de la mort, des bombardements destructeurs des villes, ou encore de grandes batailles meurtrières, le Proche-Orient, du fait de la domination d'un des belligérants, fut entraîné puis noyé malgré lui dans l'horrible aventure », lit-on sur la quatrième de couverture de l'ouvrage.
« Au Liban (NDLR : ou dans ce qui allait devenir le territoire libanais), la Grande Guerre s'est surtout manifestée en empruntant d'autres moyens, tout aussi dévastateurs. Ce furent les persécutions et les vexations imposées par l'occupant, la famine généralisée, voulue et calculée, et les épidémies galopantes qui s'ensuivirent (...). Cette page noire de l'histoire coûtera au Liban près de 250 000 morts, affamés, tombés en silence, sans jamais être vraiment reconnus et cités par l'histoire. » (In Le peuple libanais dans la tourmente de la Grande Guerre 1914-1918, PUSJ, 2014).
À cette période pénible de l'histoire du Liban, le double volume consacre une étude éclairante, signée Youssef Mouawad, qui met en parallèle la famine des années 1915-1918 au Liban et celle que Staline a infligée à l'Ukraine (1932-1933), pour en souligner les impacts différenciés dans la mémoire nationale des deux peuples. En Ukraine, une épreuve fondatrice de l'identité, mais au Liban une tragédie vécue presque comme une calamité naturelle – et de fait, accentuée par une invasion de sauterelles et un hiver, celui de 1916, presque sans pluie, dont on a négligé, sinon effacé la mémoire.

 

 

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