En mars 2005, la situation était sombre, certes, mais elle était claire. Pour mémoire, on avait deux camps. D'un côté « les méchants » qui, le 8 du même mois, remerciaient la Syrie et se déclaraient prêts à défendre « sang et âme », selon la formule consacrée des dictatures arabes, la flamboyante occupation assadienne du territoire libanais. De l'autre les gentils, les démocrates, les libéraux civilisés qui, le 14, portant le deuil de Rafic Hariri, réclamaient un État enfin indépendant, libéré de la sangsue syrienne. En avril, des dizaines de milliers de soldats à l'accent qui traîne, devenus trop visibles, remballaient leur barda et retraversaient la montagne. Un million d'étudiants, employés, pères de famille, femmes, enfants sur les épaules ou en poussettes, vieillards, bimbos trébuchant sur leurs compensés, avocats venus en robe noire et jabot tel un banc d'hirondelles, bref, tout ce que le Liban comptait de civils excédés et armés de roses blanches avaient posé pour la photo où, entre la mosquée et la cathédrale, serpentait une formidable marée humaine. Cette vague spontanée s'organisa aussitôt en courant politique. Mais il faut croire que tous les baptêmes ont leur Carabosse. Celui-ci n'en manqua pas, et les meilleurs représentants de ce mouvement légitime furent assassinés, laissant les autres définitivement désemparés. Ils intégrèrent des gouvernements borgnes et consentirent sans se forcer à la reconduction, au nom de la stabilité, de leur propre mandat parlementaire, mission qui consiste en gros à ne rien faire pour un salaire pas négligeable. Il y avait deux camps, il n'y en eut plus qu'un, celui des vampires des biens publics, colocataires de la même vomitive décharge. Après tout, les Syriens qui engraissaient sur la peau de la bête ne sont plus là pour torpiller les petits arrangements des bénéficiaires locaux. Et puis il y eut les poubelles. En attendant que nos dirigeants s'entendent sur le partage de la manne putride, les déchets n'ont pas arrêté de s'accumuler. Il y eut des manifs. D'autres suivront. Il y eut des casseurs. Il y en aura. On dénoncera en eux une cinquième colonne, une infiltration malveillante, un noyautage iranien, qu'importe. Ils n'ont pas appris à écrire 100 fois « je ne casserai pas ». Ils n'ont même rien appris du tout. Référez-vous au ministère de l'Éducation, le budget de l'école publique est pour le moins famélique. Et puis, pas de chance, pendant que le Parlement était occupé à boycotter, 40 millions d'aides françaises pour ce secteur insignifiant nous passaient sous le nez. Les casseurs sont comme presque tout le monde dans ce pays sans eau, sans électricité, sans justice, sans Sécu, sans retraite, et en plus sans mots et très en colère. Alors ils prennent des bâtons et des pierres. Ils allument des feux. Au nom de la stabilité, encore elle, il est indiqué de ne pas réclamer la chute des institutions. Mais au nom de quoi fermerons-nous éternellement les yeux sur la corruption éhontée qui continue à priver ce pays d'avenir ? Jusqu'à quand lui offrirons-nous des prétextes ? Pire que les casseurs, il y aura les politiciens opportunistes qui tenteront une nouvelle fois de récupérer la révolte populaire, fût-ce contre leurs propres abus. Mais on aura beau trier, aucun déchet issu de la même poubelle ne sentira la violette. Aujourd'hui la « caillera » me représente bien davantage que la classe dirigeante, et l'Iran n'a rien à voir entre nous.
Fifi ABOU DIB
Moi de la racaille
OLJ / Par Fifi ABOU DIB, le 27 août 2015 à 00h00
commentaires (4)
Votons pour des outsiders la prochaine fois. C'est si difficile?
Dounia Mansour Abdelnour
21 h 00, le 27 août 2015