En période de grande crise nationale, il devient impératif de faire preuve de discernement et, surtout, d'éviter de se faire manipuler en se laissant entraîner dans le populisme le plus primaire. Que le dossier des déchets ait été très mal géré, dès le départ, cela paraît très peu contestable. Il est, de même, malheureusement évident que le ministre de l'Environnement a fait preuve d'une regrettable négligence en s'abstenant d'organiser une vaste campagne pour mobiliser les municipalités et organiser le nécessaire tri à la source, qui aurait atténué dans une très grande proportion le problème de l'accumulation des ordures ménagères dans les rues. Que le problème du traitement des déchets soit au centre de déplorables magouilles politico-financières, impliquant des fractions des deux camps en présence, cela nul ne l'ignore. Que les forces de l'ordre aient réagi de manière brutale et excessive face aux manifestants, cela est condamnable – en toutes circonstances.
Il reste qu'une évidence s'impose : ce qui s'est produit à Riad el-Solh dépasse de très loin l'ensemble des considérations en rapport avec la crise des déchets. Preuve en est les propos tenus publiquement par les responsables du mouvement de contestation qui ont affirmé, sans ambages, que « le problème des déchets est dépassé » et que les revendications portent désormais sur le départ « sans délai » du gouvernement et « l'organisation immédiate » d'élections législatives. « Révolution, révolution », « Le peuple veut la chute du système », scandaient les contestataires à la place Riad el-Solh.
Ces propos et slogans auraient pu être inscrits au compte des joutes oratoires et du climat fiévreux qui accompagnent toute manifestation populaire. Mais les déclarations émanant du chef du CPL et des hauts responsables du courant aouniste – le Hezbollah, comme à son habitude, restant en arrière-plan – constituent un indice probant de l'existence d'une volonté délibérée d'exploiter le mouvement de contestation pour réaliser des desseins peu avouables. Pour s'en convaincre, il suffit de faire une rapide rétrospective du comportement des ministres aounistes depuis plusieurs mois. Un comportement qui se résume en peu de mots : le torpillage de l'action du gouvernement sous le prétexte fallacieux qu'aucun sujet ne devrait être débattu au sein du cabinet sans discuter au préalable du mécanisme de prise de décision, dans le sens de « la satisfaction des droits des chrétiens ». Cela implique, selon le CPL, la nécessité d'un consensus pour toute décision, quelle qu'elle soit, même si elle ne revêt aucun caractère d'ordre stratégique. Un moyen sournois de paralyser totalement l'action du Conseil des ministres... « Consensus ne signifie pas torpillage », soulignait hier, fort à propos, le chef du gouvernement. Surtout à l'ombre de l'attitude de certains ministres dont le seul souci apparent est, précisément, d'ériger l'obstruction permanente en méthode d'action politique.
Le sabotage systématique dont pâtit l'exécutif depuis plusieurs mois paraît d'autant plus suspect qu'il a été précédé du torpillage de l'élection présidentielle. Et en remontant plus loin dans le temps, on ne peut s'empêcher d'établir un lien – en matière de comportement obstructionniste – avec l'ensemble de la stratégie de « dynamitage » (au sens propre comme au figuré) initiée par le Hezbollah depuis 2005, avec le concours de ses alliés locaux, afin de stopper le processus souverainiste de libanisation de la vie politique, enclenché dans le sillage de la révolution du Cèdre. A-t-on oublié l'effroyable série d'assassinats et d'attentats, l'occupation du centre-ville pendant de longs mois, la guerre de juillet 2006, le conflit de Nahr el-Bared, la campagne menée sous le prétextre trompeur et fallacieux des « faux témoins », le 7 mai 2008, l'intimidation milicienne dans les rues de Beyrouth qui a abouti à la chute du cabinet de Saad Hariri en vue de la formation d'un gouvernement contrôlé par le 8 Mars, et enfin – cerise sur le gâteau – l'implication dans la guerre syrienne ? Autant d'entraves motivées par une raison d'État syro-iranienne. La liste est longue et on ne peut s'empêcher de se demander s'il ne faudrait pas désormais y ajouter la manipulation politique de la légitime fronde populaire provoquée par le scandale des déchets domestiques et la déliquescence de l'ensemble des services publics dans le pays.
Lire aussi
Qui a lâché ses chiens parmi les manifestants ?
Sous couverture civile, une volonté politique de déstabilisation, la situation par Sandra NOUJEIM
Les incidents place Riad el-Solh, un message de l'axe iranien ?, l’éclairage de Philippe ABI-AKL
La campagne « Vous puez ! » perd le contrôle de la situation, le centre-ville transformé en champ de bataille, le reportage d'Anne-Marie EL-HAGE
Pour la première fois, le « Liban des braves gens » dans la rue, le décryptage de Scarlett HADDAD
Au centre-ville, une volonté de reproduire le modèle syrien ?, l'article de Khalil FLEYHANE
À Achrafieh, des démarches privées, au milieu du malaise, l'article de Claude ASSAF
commentaires (9)
La vérité dans la vie politique libanaise n'est plus dans les faits qui n'en sont que la partie visible. Elle n'est même pas dans les rapports du pouvoir qu'une minorité nous impose. Elle est dans la compréhension des raisons qui nous font les accepter, et pour ce sujet il faut un peu plus d'honnêteté intellectuelle et de discussions réelles. Malheureusement, depuis plus d'un an, on a à faire au plus talentueux des médiocres politiques, vassal d'un puissante milice. On ne demande rien de plus à un homme politique (la vérité) si l'on veut qu'il soit crédible.Les masses n'ont rien à faire des surdoués comme l'habitant de Rabieh
FAKHOURI
15 h 26, le 24 août 2015