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Nos Lecteurs ont la Parole - Raymond NAMMOUR

La « banalité du mal »

Supplicier une personne en plein jour devant des dizaines de passants pose un problème sociopolitique existentiel. Quand l'homme « devient un loup pour l'homme » comme l'écrivait Hobbes, c'est que le contrat social est rompu, et avec lui l'essence même de l'État.
Deux attitudes sont possibles face à un tel déchaînement de violence. « À la tunisienne » d'abord : la violence physique exercée par un homme sur sa propre personne a conduit à la « révolution du jasmin » et au printemps de Tunis. L'assassinat de Georges Rif déclenchera-t-il le printemps du Liban ?
À l'« activité pensante » ensuite : pour que la « banalité du mal » ne devienne pas une valeur commune à tous, et face au lien indiscutable entre le mal et l'absence de pensée, que stigmatisait Hannah Arendt, tous les « acquis » doivent être remis en cause, à commencer par le socle de toute organisation sociale moderne, à savoir l'État.
Sommes-nous aptes à se gouverner tout seuls ? Cette interrogation ne nous est pas spécifique. Elle concerne plus de la moitié des 193 États membres de l'Onu ! Et qu'on appelle pudiquement tiers-monde pour éviter de les désigner par leurs vrais noms : États expérimentaux. Après plus de soixante-dix ans d'indépendance, ces États expérimentaux sont toujours au même stade, voire en régression pour bon nombre d'entre eux ! C'est que le problème dépasse les crises régionales, les interventions étrangères et le confessionnalisme religieux.
À l'origine de ces « expériences » modernes, on retrouve la décolonisation initiée par la société des nations à la sortie de la Première Guerre mondiale et la farouche volonté du président américain de l'époque, Wilson, de faire appliquer le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Le mouvement s'est accéléré à la fin de la Seconde Guerre mondiale et s'est officialisé avec la Charte des Nations unies.
C'est ainsi que de nombreuses « expériences » d'indépendances ont été lancées ; y compris la nôtre. Aujourd'hui, le bilan de ces tentatives est sans appel : échec dans l'extrême majorité des cas ; et ceci dans toutes « les matières » à l'origine d'un État stable. D'abord au niveau du contrat social. Quel est le pays décolonisé au XXe siècle qui a réussi son contrat social, condition sine qua non pour une véritable démocratie représentative ? Très peu pour ne pas dire aucun. Bien sûr toutes sortes de raisons sont avancées pour rejeter la faute sur « l'impérialisme et ses suppôts ». La vraie raison est toutefois ailleurs.
La science politique nous enseigne que dans le monde moderne, la forme la plus accomplie dans la gestion d'une société, quelle que soit sa complexité, réside dans un État bâti sur la démocratie représentative émanant elle-même d'un contrat conclu entre tous les membres de la société. L'acceptation de ce contrat conduit avant toute autre chose à ce que chacun accepte volontairement de se soumettre à la volonté générale traduite dans les lois votées par les représentants du peuple. En se soumettant volontairement aux lois, chacun se soumet, quelque part, à lui-même, puisque les lois ne sont que la traduction de la souveraineté détenue par le peuple dans son ensemble.
Pensez-vous vraiment que tous les Français par exemple avaient assimilé le contrat social quand Rousseau s'en était fait le défenseur ? Ou que les Anglais avaient saisi les contraintes du contrat social développées par Locke ou par Hobbes ? Sûrement pas. Mais que ça soit à Paris ou à Londres, il s'est trouvé l'élément indispensable pour la mise en place des institutions : une minorité éclairée. C'est grâce à ces « minorités éclairées » par les « lumières » que la souveraineté populaire a pu s'exprimer et que les contrats sociaux ont pu être conclus sans vices ni de forme ni de fond.
À la décolonisation, des communautés diverses ont accédé à l'indépendance avant qu'aucun des principes fondateurs des « lumières » n'aient pu leur accéder.
Prenons les deux exemples les plus proches de nous et qui représentent à eux seuls plus du tiers des 193 États de l'Onu et plus de 1,5 milliard d'individus : l'Afrique et ses 54 États et le Moyen-Orient et ses 17 États.
Sur le principe de l'autonomie de la raison, les sociétés africaines et orientales, y compris la nôtre, sont restées, dans leur grande majorité, soumises à des traditions et des croyances étouffant toute velléité de liberté de la raison et de l'entendement humain. Sur le principe de la méfiance à l'égard des dogmes religieux, les deux contrées, et surtout la nôtre, continuent à être bâillonnées par les dogmes religieux et ceux qui les professent.
Sur le principe de tolérance, le Rwanda, le Nigeria, l'Irak, la Syrie sont quelques scènes où s'étalent quotidiennement les manifestations de l'intolérance la plus abjecte. Au Liban, elle est encore plus pernicieuse. Quant au principe de progrès et de la perfection de l'homme, il ne peut découler que des trois premiers. Et pourtant, tout était prévu, en théorie, pour accompagner ces nouveau-« nés » sur la voie du progrès. La SDN avait en effet prévu dans son article 22 ce qui suit : « ... Il existe des peuples non encore capables de se diriger dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne. Le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation. »
Seulement et comme de coutume, l'Occident a inventé le « mal » et son antidote. Aux mandats préconisés et exercés au nom de la SDN, il a envoyé au tiers-monde le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Le résultat est sans appel. Sur les 193 États formant le concert des nations, une soixantaine sont réellement des États de droit. Tout le reste, soit l'écrasante majorité du concert des nations, fait partie des États-expérimentaux ; et comme par hasard ce sont les pays les moins avancés !
Les signes de l'échec sont nombreux. Un seul prédomine toutefois sur tous les autres, car non seulement il est partagé par tous, mais surtout parce qu'il est le pilier de la stabilité des sociétés modernes ; Max Weber l'avait dénommé le « monopole de la violence légitime ». Seul, l'État de droit, expression de la souveraineté populaire, a l'extrême responsabilité de détenir le monopole de la violence légitime. Est-ce pour dire qu'il n'y a pas de violence « illégitime » qui s'exerce dans les États de droit ? Certainement pas. Tous les jours de nouvelles formes de violences sont « inventées » dans les sociétés développées. À la violence physique est venue s'ajouter la violence morale, économique, psychologique, environnementale, etc. Avec toutefois une différence de taille par rapport aux États-expérimentaux. À chaque fois qu'une violence illégitime est exercée, le droit, tôt ou tard, finit par s'appliquer dans toute sa rigueur. Alors que chez nous, la violence la plus abjecte peut s'exercer publiquement sans que ses auteurs ne soient réellement inquiétés. Et le plus souvent, ceux qui sont censés appliquer la loi, sont ceux-là mêmes qui assurent protection et financement aux criminels. La banalité du mal est devenue l'axiome de nos pays. Tout devient possible et tout devient permis. L'État libanais est un État-expérimental qui a lamentablement échoué. Le désespoir pourrait nous pousser à demander à ceux qui ont lancé l'expérience de revenir lui mettre un terme et trouver une autre solution. Notre attachement à la terre de nos ancêtres nous pousse au contraire à chercher nous-mêmes les solutions. Nous avons eu nous aussi de grands hommes : philosophes, penseurs, encyclopédistes. L'Afrique et le Moyen-Orient ont été le berceau de grands esprits qui ont beaucoup contribué à l'avancement de l'humanité. Le Liban en particulier a eu le privilège d'abriter de très grandes personnalités dans les domaines les plus divers.
Malheureusement les « étoiles » ne font pas la « lumière ». Nos États-expérimentaux ont manqué du « transformateur » qui aurait pu convertir ces petits éclairs scintillant dans nos cieux en véritables projecteurs éclairant tous les recoins de nos sociétés ! Et ce « transfo » n'est autre que le système éducatif. C'est parce que notre « transfo » est inefficace que la violence s'étale quotidiennement dans nos rues. Et c'est parce que ce même « transfo » fonctionne à merveille dans les pays développés que ces derniers ont réussi à atteindre les rivages des États de droit. C'est là que réside le « secret » ! Un État de droit ne s'invente pas du jour au lendemain. C'est un processus permanent et cumulatif. C'est une construction de tous les jours. Et il ne faut surtout pas se tromper de fondations !
Et c'est justement parce qu'on s'est trompé de fondations que nous assistons à l'échec de la quasi-totalité des États-expérimentaux. Quand des pays consacrent plus de 6 % de leur richesse nationale à leurs systèmes éducatifs alors que d'autres peinent à assurer des salaires dignes à leurs professeurs et préfèrent gaspiller leurs ressources autrement, nul n'a besoin de s'étonner face au désastre : monopole de la violence d'un côté, banalité du mal de l'autre. Quand des universités se consacrent aux courses à l'excellence alors que d'autres deviennent de véritables « arènes » de gladiateurs de toutes sortes, nul n'aie besoin de chercher la différence : des esprits capables de discernement et de jugement critique d'un côté, et des esprits obtus, intolérants, aveuglés par les dogmes de toute sorte de l'autre. Quand des écoles apprennent à leurs élèves la centralité de l'être humain, le sens de la citoyenneté, la valeur capitale du temps alors que d'autres s'épanouissent dans la ségrégation de toute sorte, en passant sous silence le gaspillage de la principale « matière première » de l'humanité, le temps, nul n'a besoin d'être stupéfait : des générations de futurs citoyens d'un côté face à des « projets » d'enfant-soldat de l'autre.
L'assassinat public de Georges Rif doit nous interpeller au plus profond de nos consciences. C'est par cette « purgation par la pensée » qu'il est possible de faire preuve de discernement. Œuvrons tous ensemble pour la réparation du transformateur pour que nos nombreuses « étoiles » ne soient pas de simples étoiles filantes et pour que la lumière puisse donner une véritable chance de succès à cet État-expérimental qui est le nôtre et en dehors duquel point de salut.
Le mal ne doit pas être une banalité. Il y va de la vie de chacun et de celle d'un pays.

Raymond NAMMOUR

Supplicier une personne en plein jour devant des dizaines de passants pose un problème sociopolitique existentiel. Quand l'homme « devient un loup pour l'homme » comme l'écrivait Hobbes, c'est que le contrat social est rompu, et avec lui l'essence même de l'État.Deux attitudes sont possibles face à un tel déchaînement de violence. « À la tunisienne » d'abord : la violence...

commentaires (2)

Merci pour cet article cible,objectif merci...j'attends vos articles...

Soeur Yvette

16 h 58, le 05 août 2015

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Commentaires (2)

  • Merci pour cet article cible,objectif merci...j'attends vos articles...

    Soeur Yvette

    16 h 58, le 05 août 2015

  • Non seulement le Liban, mais le "croissant tout entier fut secoué d'épouvante par le tremblement de terre de Mars, tandis que les victoires remportées sur les Malsains l'ont été si facilement qu'il faut toute une exagération éhontée pour les faire passer pour des événements d'importance. La défaite juste après, des Cédraies, avait aplani le terrain sur lequel pouvait se fonder la démocratie formelle. Mais elle a montré, en même temps, qu'en ce "fertile" se posaient d'autres problèmes que celui de cette "démocratie" ou du simple despotisme ; que la démocratie formelle signifiait ici le despotisme absolu d'1 seule catégorie sur toutes les autres. Elle avait montré que, dans les pays de vieille civilisation ayant 1 structure développée, pourvus d'une conscience morale dans laquelle toutes les idées traditionnelles ont été dissoutes au moyen d'un travail séculaire, la démocratie formelle n'est que la forme de transformation politique de la société et non pas sa forme de conservation ; comme c'est le cas, e.g., dans le croissant fertile où les catégories déjà constituées mais non encore fixées, modifient et remplacent constamment, au contraire, leurs éléments constitutifs. Et où le réel modernisme, au lieu de correspondre à une surpopulation stagnante, compense plutôt le manque relatif de têtes et de bras et où, enfin, le mouvement jeune de l’économie, qui a un nouveau monde à conquérir, n'a eu ni le temps ni l'occasion encore de détruire cet ancien et vieux monde.

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    11 h 28, le 04 août 2015

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