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Lifestyle - Tous les chats sont gris

Lettre ouverte à la nuit libanaise

Où est-elle passée ? Que fait-elle ? Avec qui rit-elle aux éclats, rousse flamboyante, câline et diabolique? Avec qui refait-elle le monde ? Sous quelles lunes, dans quels opéras, dans quels bouges ? Avec qui fait-elle l'amour ? La cour ? Pourquoi est-elle partie ? Pour toujours ou pour mieux revenir ? Pourquoi a-t-elle fui le Liban ? À cause de nous ou pour d'autres bras ? Par caprice ou par nécessité ? Dis, quand reviendras-tu ?

Illustration Cynthia Merhej

Ma chère nuit libanaise,
Je t'ai toujours tenue en sympathie. Je ne sais trop pourquoi, car il m'est difficile de prétendre avoir la fibre des noctambules ou le souffle des virtuoses de nuits blanches. Je peux même t'avouer que lorsqu'on m'a proposé cette rubrique hebdomadaire centrée sur toi, je me suis demandé comment la garder en vie au fil des semaines, en bon rat des nuits que je ne suis pas.

Ma chère nuit,
J'aime que tu sois née d'un assaut contre la terreur, d'une espèce d'orgie entre un groupe de zouaves attendrissants n'ayant qu'une seule envie : le plaisir et la fête au lendemain d'une guerre tornade qui n'a rien laissé sur son passage. J'aime ton allant et ta ferveur. Avec toi, il est question de résistance et de révolution(s), mais pas à des fins politiques stériles. Ensemble, on se lance dans des conquêtes écervelées, au lieu de langer nos déprimes sous des soleils de plomb. Toi, tu éclaires tes déhanchés danseurs de bal à la lueur de lampions hoquetant accrochés aux poteaux de la liberté. Tu es blé en herbe et raisins verts, jeunesse dorée et bouillonnements underground. Tu es tubes à tue-tête et tongs colorées, arak enivrant et bulles endiablées. Tu es l'été toute l'année, l'accalmie en pleine guerre. Tu es cet immortel restaurant d'Achrafieh chahutant un soir de bombardements, une beach party pleine à craquer quelques heures après un attentat, un établissement bondé au-dessus de la corniche assaillie par des ninjas armés. Tu es une berline qui enjambe des pneus brûlés pour aller applaudir un chanteur de piano-bar, une obstinée partie de poker au pic de la crise. Tu es l'insouciance d'un jeune couple entraînant leurs convives dans l'imprévisible Békaa pour leur soir de noces. Tu as la crinière secouée d'un jeune lion et un aplomb de conquérant hâbleur et intrépide. Toi, teigneuse cracheuse de feu à la figure des emmerdes qui pointent leur nez aux lueurs du petit matin. Toi, arrogante petite sœur du Bérenger de Ionesco, presque énervante de gaieté.

Ma chère nuit,
Ce qui me plaît aussi, c'est que tu ne sois pas la nightlife berlinoise ou new-yorkaise. Tu es toi, avec ton caractère trempé, ton côté bruyant et ultraparfumé. Tu n'as pas préféré le oud patchoulisé des panthères de rooftops aux parfums moléculaires des modeuses des dîners bourgeois. Tu unis les effluves de cigares des machos bedonnés aux entêtantes vapes des narguilés. Tu es à la fois arômes de jasmin joliment égarés dans les jardins du jurd et odeurs collantes de rhum avarié, rue Gouraud. Du haut-parleur de ta voix singulière, on entend des pseudo- Claude François s'égosillant dans les french nights, des hipsters sifflotant dans des festivals de musique alternative et les résonances d'un beat house jaillissant d'une boîte souterraine. Ta cacophonie, elle est faite de mobylettes conduites par des garçonnets à malices voilant les cordes vocales d'une Feyrouz échappée d'un transistor sur un balcon de Furn el-Chebback, de verres qui trinquent et d'éclats de rires qui se font échos entre les balcons de Aley. Ta bande son, c'est des talons aiguilles alcoolisés, improvisant une river dance sur un trottoir de Mar Mikhaël, au moment d'aller se coucher. Tu n'es pas une, mais plusieurs. Et c'est pour ça que je t'aime.

Ma chère nuit,
Aujourd'hui tu me fais pitié. Toi le trait d'union du peuple, l'apache des papillons nocturnes, le fer de lance des fêtes dans la région, te voilà rhabillée Madeleine chialeuse et déchue. Tu ne ressembles plus qu'à un lapin pris dans les phares d'une voiture. Effrayée, tétanisée, immobilisée, sans savoir comment éviter le choc fatal. Car il flotte désormais comme un étrange malaise quand vient le moment de ton entrée en scène. Comme un non-dit un peu honteux, un sentiment mauvais de lassitude ou pire encore de résignation. Des paillettes qu'hier tu parsemais sur un pays gruyère, il ne reste plus rien, si ce n'est ton regard honteusement baissé. Et le souvenir de tes noctambules qui ont filé vers les Namos et autres Ibiza de ce monde pour des fêtes meilleures. Craignant quoi, toi qui nous a inculqué la philosophie du peur de rien ? Une traînée de poubelles plus répugnantes qu'effrayantes ?
Ou l'ombre de tueurs plus bêtes qu'humains ? Comme si j'allais croire que ces deux menaces te feraient fuir, toi l'alchimiste qui transformait obus en feux d'artifice. Et pourtant tu as fui, jetant ta mantille de veuve noire sur un Liban où il ne reste plus que les murmures de ton souffle saccadé. Et puis cette hantise de traîner dans les rues sombres et désertes, cette peur viscérale de se faire agresser par des loups-garous aux vitres fumées ou empoisonner par des ordures, dit-on, criminelles.

Ma chère nuit,
Cela dit, je te promets d'autres fêtes tonitruantes, des rires qui grimpent aux cieux et des explosions d'adrénalines dont toi seule seras le chef d'orchestre. Comme avant. Comme toujours. À condition que tu y crois encore, bien sûr. Alors secoue-toi. Reprends tes esprits. Et d'ici là, je me contenterai de te répéter ce dicton : qui aime bien châtie bien.

 

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Ma chère nuit libanaise,Je t'ai toujours tenue en sympathie. Je ne sais trop pourquoi, car il m'est difficile de prétendre avoir la fibre des noctambules ou le souffle des virtuoses de nuits blanches. Je peux même t'avouer que lorsqu'on m'a proposé cette rubrique hebdomadaire centrée sur toi, je me suis demandé comment la garder en vie au fil des semaines, en bon rat des nuits que je ne...

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Dur!

Christine KHALIL

21 h 11, le 31 juillet 2015

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Commentaires (1)

  • Dur!

    Christine KHALIL

    21 h 11, le 31 juillet 2015

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