Adèle vit en Allemagne où elle a très vite appris sa règle des trois poubelles, collectant religieusement dans l'une les déchets organiques dont elle nourrit ses rosiers, dans l'autre les plastiques et produits chimiques et dans la troisième le papier. Un jour où le compost puait trop, elle s'est hasardée à verser un peu de détergent dans la mixture en putréfaction, laquelle a manifesté sa réprobation en moussant furieusement, dégageant dans cette effervescence une vapeur irritante qui blessa l'œil d'Adèle. Son premier élan, après s'être longuement rincé l'œil à l'eau froide, fut de se rendre aux urgences de l'hôpital le plus proche pour se faire soigner. Mais elle n'en fit rien, incapable d'avouer l'inavouable s'il lui était demandé de raconter l'incident. Son œil a finalement guéri de lui-même, mais Adèle n'a jamais oublié. Quand elle évoquait cette histoire devant sa parentèle libanaise, tout le monde en était hilare.
Dans ce rire, forcément un peu de compassion pour la pauvre Adèle obligée de souffrir en silence pour un péché aussi véniel. Ces pays policés sont décidément maniaques. Pour un Libanais qui ne peut concevoir le progrès sans Dettol® (ceci n'est pas une publicité mais une antonomase), le contrôle du tri des ordures et du compostage relève en gros de l'atteinte à la liberté, voire à la dignité. Jusqu'à cette fin de juillet 2015, tout se passait comme si les techniciens de Sukleen, aidés de quelques chats, rats et chiffonniers, avaient le pouvoir magique, à la faveur de la nuit, de faire disparaître littéralement les résidus du jour. On savait bien qu'il y avait une décharge. On croyait pouvoir y décharger indéfiniment.
Or, non. Les décharges saturent et ce n'est pas la faute d'Israël. C'eût été bien commode. Du jour au lendemain, voici Beyrouth malade de ses ordures. Comme aux grandes heures de nos guerres, un Himalaya d'immondices dessine sa ligne de crête au raz des balcons. Une montagne éventrée, visqueuse et flasque, révèle, obscènes, les entrailles de la ville, leurs déjections quotidiennes de jouets cassés, matériel obsolète, vêtements usés, viandes mortifiés, aliments en décomposition. On ne veut même pas songer à ce qui s'entasse à l'arrière des hôpitaux. Pour ceux qui ont vécu les quinze glorieuses, ces relents charrient irrémédiablement les souvenirs atroces d'une époque où les déchets étaient un moindre mal, mais ajoutaient une petite touche fin du monde à un quotidien suffocant. La poubelle sent la mort. Comment le dire autrement.
Ces miasmes nous rappellent cruellement que nous sommes à la merci d'une classe politique non seulement corrompue jusqu'à la moelle, mais qui se soucie comme d'une guigne de l'intendance et des vrais problèmes de ses administrés. Ils nous renvoient à notre propre et inexcusable légèreté. À présent que nous en avons pris conscience, il ne nous reste plus qu'à nous atteler au triage et à la gestion du gaspillage. En espérant que nous ne serons pas récompensés par l'implantation d'incinérateurs dont la pollution immatérielle nous rongera différemment. À nos dirigeants occupés à ergoter sur la présidence, rappelons simplement qu'à trop faire les coqs, les voilà dressés sur un tas de fumier. L'heure n'est pas aux honneurs, mais au ménage. Le grand.
Fifi ABOU DIB
commentaires (6)
Il nous faut une classe politique forte , disciplinee et efficace . Volant de victoire en victoire et detachee des contingences bassement materielles , offrant ses fils pour que vive la patrie . Elle est la , a portee de main il faut s'en saisir , et la salete s'en va !
FRIK-A-FRAK
17 h 05, le 30 juillet 2015