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Moyen Orient et Monde - conflit

Le jeu dangereux de Recep Tayipp Erdogan

En s'engageant contre le PKK, la Turquie a bouleversé l'équilibre des forces régionales. Mais les secousses de son engagement risquent de sérieusement déstabiliser la scène interne, voire (re)mettre hors jeu le HDP. Deux spécialistes de la Turquie, Jean Marcou, professeur à l'Institut d'études politiques de Grenoble, et Bayram Balci, chercheur au CNRS, répondent aux questions de « L'Orient-Le Jour ».

Manifestation hier, à Ankara, pour protester contre l’attentat de Suruç qui a fait 32 victimes parmi les activistes prokurdes. Adem Altan/AFP

À quoi est en train de jouer le président turc Recep Tayyip Erdogan ? Critiquée depuis des mois par ses alliés occidentaux pour sa passivité vis-à-vis de l'État islamique (EI), la Turquie s'est engagée de manière franche contre l'organisation jihadiste, suite à l'attentat du 20 juillet perpétré sur son sol, en permettant notamment aux avions de la coalition d'utiliser ses bases aériennes. Mais à l'instar des autres acteurs de la coalition, Ankara a privilégié son propre agenda politique en bombardant, dans le même temps, les positions des rebelles kurdes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan), après une série d'attaques meurtrières du mouvement rebelle visant les forces de sécurité turques. Une façon de rappeler que, de son point de vue, l'EI n'a pas le monopole de l'action terroriste.

Ankara a donc choisi de tirer un double profit de cette situation, en s'engageant dans une « guerre contre le terrorisme ». Le gouvernement turc craint la progression des milices kurdes dans le Nord, qui combattent pourtant le même ennemi, à savoir l'EI, et redoute surtout la formation d'un Kurdistan syrien autonome. Si la Turquie semble avoir obtenu l'aval américain et même celui des Kurdes d'Irak pour bombarder le PKK, il n'empêche que cette décision pourrait avoir de fortes répercussions sur sa scène politique interne. Autrement dit, en prenant ce pari, des plus risqués, M. Erdogan peut renforcer la position de sa formation politique – le parti de la Justice et du Développement (AKP), mais peut également provoquer un imbroglio sur la scène interne, déjà extrêmement perturbée depuis les résultats du scrutin des élections législatives du 7 juin dernier. Car depuis que l'AKP a perdu la majorité absolue qu'il détenait depuis treize ans, et que le parti prokurde (HDP) a fait son entrée fracassante en obtenant 80 sièges au Parlement, aucune coalition n'a pu être formée.


(Lire aussi : Ankara et Washington s'accordent à éliminer l'EI de Syrie)

 

Erdogan seul « décideur »
Après deux rounds de négociations infructueux, une coalition semblait déjà compromise. « L'une des difficultés de cette réalisation a été que le Premier ministre Ahmet Davutoglu n'était pas vraiment maître de ses décisions, car le véritable décideur est le président Erdogan, et c'est lui qui bloquait la formation d'un gouvernement, espérant des élections anticipées », explique le spécialiste de la Turquie, Jean Marcou, professeur à l'Institut d'études politiques de Grenoble. Le lancement de la « guerre contre le terrorisme » pourrait profiter au président turc en obligeant les partis à se préparer à un nouveau round lors d'élections anticipées. M. Erdogan espère probablement rallier la majorité de la population en exploitant l'idée d'une situation d'urgence. Il pourra, dans le même temps, mettre l'un de ses principaux concurrents, le parti HDP, dans une position extrêmement compliquée.

Aujourd'hui, le HDP est pris « entre le marteau et l'enclume », selon M. Marcou, car il est « pris entre un gouvernement qui l'accuse de collusion avec le PKK et une direction du PKK, la tendance dure qui a plutôt le vent en poupe. Cette dernière juge que le processus de paix n'a plus aucune raison d'être, puisque le cessez-le-feu est remis en cause », poursuit-il. Le coprésident du HDP, Selahattin Demirtas, a commenté hier les opérations militaires contre le terrorisme et déclaré que son parti « ne permettra pas que la Turquie soit engagée dans une guerre à cause de l'AKP ». Mais pour Bayram Balci, chercheur au CNRS et spécialiste de la Turquie, le HDP a plutôt mal « joué » depuis son score important aux élections législatives de juin. Alors que le chef du parti s'est souvent avéré un fin stratège, ses dernières déclarations « risquent de le desservir », selon le chercheur. « Je pense que les dirigeants du HDP auraient dû clarifier leur position et même critiquer dans une certaine mesure le PKK publiquement. Cela aurait pu être un atout capital, mais malheureusement ils ne l'ont pas, ils ne donnent pas le meilleur d'eux-mêmes, et en sortent donc affaiblis », estime le spécialiste, qui relève également la responsabilité du PKK qui a mis en difficulté le HDP.

 

(Lire aussi : La Turquie bombarde l'EI... mais à ses conditions)

 

Un rôle de « go-between »
Le HDP est-il alors mis hors jeu depuis qu'Ankara a attaqué le PKK dans le Nord irakien ? Car sans être officiellement proches, les deux partis sont bel et bien liés. Le PKK fait la guérilla, et il est souvent dit que le HDP en est la base légale reconnue et acceptée en Turquie. Cependant, tous ceux qui sont dans les rangs du HDP n'ont pas forcément « fait leurs classes » dans les rangs du PKK, explique Bayram Balci. En outre, le HDP ferait, dans une certaine mesure, le « lien entre la guérilla et la vie parlementaire en Turquie ». Le HDP a même eu un rôle à jouer dans le fragile processus de paix initié il y a deux ans par le régime du président Erdogan, afin de mettre un terme à la rébellion qui a fait 40 000 morts depuis 1984. Comme le rappelle M. Marcou, le parti prokurde a joué le rôle de « go-between » entre le gouvernement et le PKK. « Des députés du HDP faisaient des visites régulières en prison au dirigeant du PKK Abdallah Oçalan, et ce sont également eux qui rendaient visite à Ankara, Istanbul, et dans les montagnes de Qandil au nord de l'Irak, où se trouvent les bases arrière du PKK », poursuit M. Marcou.

Si la coalition entre l'AKP et le HDP semblait possible il y a encore quelques jours, elle apparaît aujourd'hui complètement exclue. Pourtant, selon M. Balci, « même si l'AKP a perdu la majorité absolue, il reste le premier parti au pouvoir, et le HDP, même s'il est taxé de proximité ou d'être la base légale du PKK, représente quand même une bonne partie de l'électorat kurde ».

(Lire aussi : La Turquie risque de s'enfoncer plus dans le bourbier syrien)



En s'engageant contre le PKK, la Turquie a bouleversé l'équilibre des forces régionales. Mais les secousses de son engagement risquent de sérieusement déstabiliser la scène interne. Après l'attentat du 20 juillet, « les mouvements d'extrême gauche ont réagi avec beaucoup d'hostilité contre le gouvernement. Il y a eu des manifestations dans les zones kurdes mais aussi dans toute la Turquie. Les réactions ont été négatives car beaucoup de gens ont considéré que l'AKP était, en partie, responsable, notamment car il n'a pas été assez clair vis-à-vis de l'EI », relève M. Marcou.
De son côté, M. Balci s'étonne des divisions au sein de la société face aux derniers événements : « Si je prends l'exemple de la France, au moment de l'attaque contre Charlie Hebdo, une unité nationale s'était formée autour de l'exécutif. Or, en Turquie, ce n'est absolument pas le cas. Face au conflit qui s'aggrave, chacun se renvoie la balle et la société déjà très éclatée risque malheureusement de le devenir encore davantage dans les semaines à venir », conclut le chercheur.

 

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commentaires (2)

Très cacochyme tout cela

LS

00 h 53, le 29 juillet 2015

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Commentaires (2)

  • Très cacochyme tout cela

    LS

    00 h 53, le 29 juillet 2015

  • EN PAROLES... CONTRE L'ORGANISATION JIHADISTE E.I. DANS LES FAITS... LES KURDES SONT VISÉS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    09 h 05, le 28 juillet 2015

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