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Moyen Orient et Monde - Tribune

Vers un Moyen-Orient de proto-États

Les grands conflits récents recoupent des caractéristiques traditionnelles dans la géopolitique. Qu'il s'agisse du Donbass (Ukraine), de la République centrafricaine ou du Kurdistan, la conscience ethnico-religieuse se mêle à l'éclatement périphérique et la revendication régionale. Ces éléments sont connus et gérables dans le cadre d'une négociation entre belligérants, sous l'égide de l'Onu et des puissances régionales. Les rebelles peuvent espérer obtenir sinon leur indépendance, du moins des bribes d'autonomie, et les populations civiles un embryon de sécurité.


En revanche, et particulièrement au Moyen-Orient, l'extrême violence des conflits actuels n'ouvre plus la porte à aucun compromis ni à aucune discussion. Seules la victoire totale ou la ruine sont envisagées. Daech (acronyme arabe de l'État islamique-EI) n'envisage aucune solution négociée avec Bagdad ou Bachar el-Assad, ni les forces de la coalition avec Damas ou le « calife » de Mossoul (Abou Bakr al-Baghdadi). Dans le même temps, les houthis espèrent bien fragmenter le Yémen, et el-Qaëda s'implanter de plus en plus dans le sud du pays, quitte à le fractionner. Fait nouveau, les capacités de négociation de l'Onu, des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni sont réduites à néant, d'abord en raison de la violence idéologique déployée par Daech et les jihadistes, mais aussi par leur refus de prendre en compte les réalités locales (tribales, religieuses, etc.), sans lesquelles la paix est impossible. L'Occident a renoncé à toute diplomatie de guerre au profit d'un aveuglement politique.

 

(Lire aussi : Combien d'anniversaires l'accord de Sykes-Picot fêtera-t-il encore ?)


La principale conséquence du totalitarisme salafiste d'un côté et de la naïveté diplomatique de l'autre est la multiplication étonnante des proto-États, c'est-à-dire de petites structures de gouvernement, assises sur un territoire, contrôlant et faisant vivre bon an, mal an une population vaguement unifiée par l'ethnicité ou le projet idéologique. C'est le cas bien sûr de la zone dominée par Daech, mais aussi du Kurdistan irakien, du Rojava (le Kurdistan syrien), de la Syrie loyaliste, de l'Irak méridional chiite, et, plus loin, du Yémen chiite contre le Yémen sunnite. On pourrait aussi mentionner l'Azawad au Nord-Mali ou la Libye islamiste. Il ne s'agit que de « proto-États », puisque leurs frontières sont toutes contestées et contestables, soit parce qu'elles sont en zone de guerre, soit qu'elles menacent d'autres proto-États en constitution. Leurs capacités de gouvernement sont d'une grande fragilité, leurs liens avec les mafias attestés, tout comme leur financement par la contrebande. En outre, ils n'ont pas la reconnaissance internationale (le Rojava, le Yémen chiite), ou alors ils l'ont perdue (la Syrie de Bachar el-Assad), ou ne l'auront jamais et ne la chercheront jamais (Daech). D'autres, comme le Kurdistan irakien, sont sur la liste pour obtenir ce précieux sésame international. Avant d'en arriver là, certaines de ces entités cherchent à se faire reconnaître une autonomie, ainsi les Kurdes du Rojava à qui Bachar el-Assad a délégué des pans entiers de l'autorité régalienne pour les fédérer contre Daech. Dans le même ordre d'idées, les chrétiens syriens, regroupés dans la milice Sutoro, pourraient un jour, pourquoi pas, obtenir de Damas le droit de gestion administrative de microterritoires chrétiens.
Cette apparition brutale et sans concession de proto-États bouleverse le paysage du Moyen-Orient autant que les déplacements de population et que les bombardements, car le « fait de guerre » risque de devenir un « fait de droit ». Lorsque la paix sera revenue (sic), qui, sinon par la violence, pourra reprendre les concessions politiques accordées ? Toutes ces entités auront nécessairement à cœur d'évoluer vers l'indépendance et la reconnaissance internationale. Faut-il anticiper le phénomène en renonçant pour le Moyen-Orient aux nations issues de la Première Guerre mondiale ? Ou, au contraire, faut-il défendre des États multiculturels, quitte à passer pour naïfs ? Là encore, le monde attend un positionnement clair de l'Occident...


*Islamologue, chercheur à l'Université d'Aix-Marseille

 

 

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