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Moyen Orient et Monde - Décryptage

Et si des zones tampons en Syrie ne s’avéraient pas vraiment utiles ?

L'établissement de « buffer zones » aux frontières avec la Turquie et la Jordanie aurait des conséquences trop imprévisibles pour que la communauté internationale en prenne le risque.

Des milliers de Syriens cherchant à entrer en Turquie, fuyant les combats à Kobané. Photo Reuters

Si l'idée de zones tampons, ou buffer zones, n'est pas nouvelle dans le conflit syrien, elle refait surface de temps à autre dans les médias, au gré de l'évolution des événements. Ces dernières semaines, plusieurs allégations selon lesquelles la Jordanie s'est finalement décidée à en créer une à sa frontière avec la Syrie ont été avancées. Le royaume hachémite serait résolu à protéger ses villes et villages frontaliers de la Syrie, d'après un article tout récent du journal saoudien Okaz. L'opinion publique se ferait de plus en plus pressante, pour plus d'implication de la part des autorités, alors que certaines localités jordaniennes comme Ramtha subissent au quotidien des attaques, à la roquette notamment.

Pour rappel, dès la deuxième année du conflit, des zones tampons ont été évoquées par la Turquie dans un contexte humanitaire, c'est-à-dire pour protéger les civils des bombardements de l'aviation du régime syrien et permettre l'acheminement de convois d'aides. Cette zone serait constituée d'une « bande de territoire de 10 à 20 km de largeur, protégée par l'aviation turque, américaine ou autre », explique Fabrice Balanche, directeur du Groupe de recherches et d'études sur la Méditerranée et le Moyen-Orient (Gremmo, Lyon). « Les avions syriens ne pourraient pas survoler ce territoire sous peine d'être abattus. C'est dans ce but que des missiles Patriot ont été installés en Turquie à l'automne 2012, pour empêcher l'aviation syrienne de bombarder les postes-frontières turcs par lesquels transitent les combattants et les armes à destination de la rébellion. En mars 2014, la Turquie a abattu un avion syrien pour protéger l'avancée des jihadistes à Kessab (village arménien à la frontière turque, attaqué par des rebelles islamistes du Front al-Nosra, venus de Turquie) ».

Si une telle zone devait être mise en place à la frontière syro-turque, Ankara préférerait sûrement qu'elle se situe vers le nord-ouest, du côté de Bab el-Hawa et Bab el-Salam, estime également M. Balanche. Une zone tampon longeant toute la frontière inclurait des localités kurdes telles Kobané, Qamichli, etc., ce qui ne servirait pas les intérêts de la Turquie.


(Lire aussi : Pourquoi une intervention turque en Syrie reste aujourd'hui improbable)

 

La question kurde et le front de Hama
Mais pour Ziad Majed, politologue spécialiste de la Syrie, une telle zone empêcherait au contraire les milices kurdes de contrôler les passages frontaliers avec la Turquie. Celle-ci s'estime « livrée à elle-même face aux forces armées kurdes à sa frontière, tout en brandissant la menace de l'État islamique (EI) » pour convaincre la communauté internationale d'établir des zones sûres, souligne Aron Lund, éditeur de Syria in Crisis, un site Internet géré par le think tank Carnegie Endowment for International Peace.
Plus encore, cette buffer zone servirait notamment à « limiter le nombre de réfugiés syriens qui traversent la frontière vers le sud de la Turquie, leur permettant au passage de s'installer dans une zone neutre », précise M. Majed. Et, surtout, une zone tampon au nord « permettra à l'opposition de prendre les quartiers à Alep encore sous le contrôle du régime, car seule son aviation rend cette prise difficile ou coûteuse aujourd'hui, juge-t-il. Cela aura un impact important sur le rapport des forces et ouvrira militairement la voie de la région de Hama. Cette région dans le centre pourrait ainsi tomber sous le contrôle de l'opposition qui, une fois la ville d'Alep libérée, ouvrira un deuxième front (il existe aujourd'hui un seul front vers Hama du côté d'Idleb) ».

Actuellement, c'est au tour de la Jordanie de réclamer une zone tampon dans le sud syrien, où les combats font rage autour de Deraa, pour officiellement protéger sa population d'éventuels tirs depuis la Syrie. « En fait, il s'agit tout simplement de créer des sanctuaires pour la rébellion syrienne », affirme M. Balanche. Une telle zone inclurait Deraa, mais également Soueida – majoritairement druze – Bosra el-Cham, etc. Pour M. Majed, en plus d'endiguer le flot de réfugiés et de leur permettre de s'établir en zone neutre, il s'agit surtout d'épargner la population civile et l'Armée syrienne libre (ASL, présente sur le front du sud ) des raids aériens du régime, « permettant ainsi à cette dernière de gérer le territoire et de repousser toute tentative de Daech (acronyme arabe de l'EI), comme du régime et ses alliés de progresser vers la région ou de récupérer certaines positions perdues ».

De son côté, Aron Lund rappelle qu'au printemps, le roi Abdallah a annoncé le début d'un nouveau plan de sécurité à sa frontière avec la Syrie, qu'il a appelé defense in depth (défense en profondeur). « Rien ne semble annoncer une invasion du royaume en Syrie, mais il est très probable qu'il espère mettre en place une zone tampon officieuse qui serait contrôlée par des milices claniques syriennes antirégime et des groupes rebelles, dont peut-être certains impliqués dans les combats du front du sud, dans la région Deraa-Kuneitra. »

 

Blocage russo-chinois
En attendant, des buffer zones à la frontière jordanienne et/ou à la frontière turque nécessiteraient la mise en place de moyens importants, à l'échelle onusienne par exemple. Néanmoins MM. Balanche et Majed sont d'accord pour juger qu'une telle initiative serait immédiatement rejetée au Conseil de sécurité de l'Onu par la Russie et la Chine. Seules les pétromonarchies du Golfe et la Turquie pourraient prendre cette décision de manière unilatérale, puisque ce sont ces pays qui sont à l'offensive en Syrie à travers leur soutien au Front al-Nosra dans le nord-ouest et au sud de la Syrie, selon le directeur du Gremmo.

En outre, pour le gouvernement syrien, tout comme pour ses alliés russe et iranien, l'établissement de zones neutres (protégées par une aviation probablement régionale) ne serait qu'« une intervention étrangère déguisée, comparable à ce qui s'est produit en Libye », rappelle Fabrice Balanche. « C'est au nom de la protection des civils de Benghazi que le Conseil de sécurité de l'Onu avait voté dans l'urgence l'intervention en Libye, la Chine et la Russie ne s'étant pas opposées à cette résolution. Mais il n'était pas question de renverser Kadhafi. C'est pour cette raison que la Chine et la Russie ont mis trois fois leur veto à toute résolution du même type sur la Syrie. »

En revanche, selon Ziad Majed, seule la coalition internationale contre Daech est capable de mener à bien la mise en place et le maintien d'une ou de plusieurs zones tampons en Syrie, la « meilleure option pour protéger les civils ». « Or les Américains ne souhaitent pas voir un game changer avant qu'ils ne signent le deal nucléaire avec les Iraniens, et ils considèrent que leur seule priorité en Syrie pour le moment est de combattre Daech. Les Kurdes sont leurs alliés préférés dans ce combat, d'où les tensions avec Ankara. Les Européens ne peuvent pas assumer une décision pareille sans les Américains. Même chose pour la Jordanie. Reste que la Turquie peut envisager une opération militaire dans certaines régions au sud de ses frontières sans l'aval américain. Mais je vois mal cela se passer avant la formation d'un nouveau gouvernement à Ankara, et sans prétexte convaincant. »

(Lire aussi : A la frontière turque, les craintes d'une "cinquième colonne" jihadiste)

 

Retombées multiples
Sans compter que les conséquences de l'établissement de zones tampons en Syrie sont presque impossibles à imaginer.
Aron Lund rappelle ainsi les raisons avancées par certains concernant « les risques extrêmement élevés (sur le terrain), comme par exemple l'enlèvement de soldats turcs ou jordaniens. Sans oublier que le régime syrien pourrait répondre à ce qu'il considère comme une incursion par une attaque quelconque ; dans ce cas, il faudrait aussi répondre à cette attaque ». Pour illustrer ses propos sur les suites possibles d'une buffer zone, le spécialiste donne l'exemple de celle établie au Sud-Liban par Israël entre 1978 et 2000. « De fait, la présence de l'OLP (Organisation de libération de la Palestine) a pris fin dans le sud du Liban après la mise en place de cette zone ; en contrepartie, cette dernière a contribué à la création du Hezbollah. Donc si la zone en question a renforcé la sécurité en Israël d'une certaine manière, elle l'a mise en péril d'une autre. Et peu de gens aujourd'hui considèrent que la zone tampon au Sud-Liban a été un succès. »

Plutôt optimiste, Ziad Majed prédit pour sa part la protection de l'opposition, de la population civile, de même que ce qui reste de l'infrastructure et des institutions. Il y aurait beaucoup « plus de sécurité, plus de possibilité de lancer des initiatives et des projets changeant les dynamiques sociales dans une grande partie du territoire livrée aujourd'hui aux barils explosifs du régime. (Le président syrien Bachar el-) Assad qui survit toujours grâce à l'Iran et aux dizaines de milliers de combattants irakiens, afghans et libanais que Téhéran mobilise sera encore plus affaibli. Et plus il est affaibli et plus il perd du territoire, plus les possibilités de compromis peuvent évoluer ».

Bien plus pessimiste, Fabrice Balanche estime quant à lui qu'une partition de facto de la Syrie, avec quatre grandes zones dominées par le Front al-Nosra, Daech, le PYD kurde et le régime, existe déjà, sans compter que les combats vont encore durer des années et les frontières territoriales évoluer. « Les Occidentaux ne veulent pas d'une chute de Bachar el-Assad car cela menacerait les institutions syriennes et nous savons ce qui se produit lorsque l'État s'écroule. Ils prônent une négociation qui conduirait à son départ et une alliance avec l'ancien régime et l'opposition modérée. » Et de rappeler que l'alliance turco-qataro-saoudienne est plus jusqu'au-boutiste et cherche à faire tomber le régime syrien coûte que coûte, quitte à remettre le sort d'al-Nosra et Daech à plus tard, après avoir créé des zones d'influences turque au nord et saoudienne au sud. « Certains défendent l'idée que la création de zones tampons permettrait à des groupes modérés de gouverner des régions et ainsi de se préparer à une alternative politique. Mais qui protégera ces groupes modérés des jihadistes ? Il faudrait des troupes étrangères au sol, car ce sont les fondamentalistes qui dominent la rébellion syrienne. Le programme de formation de combattants modérés financé par les États-Unis est un échec complet : 60 candidats retenus (alors que le programme mentionnait initialement la volonté d'entraîner plus de 5 000 combattants). Nous sommes loin d'une issue du conflit et encore moins d'une issue heureuse. Il n'y a malheureusement pas de bon scénario en Syrie. »

 

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Si l'idée de zones tampons, ou buffer zones, n'est pas nouvelle dans le conflit syrien, elle refait surface de temps à autre dans les médias, au gré de l'évolution des événements. Ces dernières semaines, plusieurs allégations selon lesquelles la Jordanie s'est finalement décidée à en créer une à sa frontière avec la Syrie ont été avancées. Le royaume hachémite serait résolu à...

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Ça dépend : Il y a tampons et tampons !

ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

13 h 12, le 13 juillet 2015

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Commentaires (2)

  • Ça dépend : Il y a tampons et tampons !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    13 h 12, le 13 juillet 2015

  • DES ZONES TAMPONS NE SERAIENT UTILES QUE SI IL Y A VOLONTÉ D'EN FINIR... SINON ELLES SERAIENT LE DÉBUT DE PARTITION DU PAYS...

    LA LIBRE EXPRESSION

    12 h 20, le 13 juillet 2015

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