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Moyen Orient et Monde - Témoignages

La charia en Iran : quelle évolution, quels progrès ?

Vivre sous la loi islamique, 35 ans après son instauration : de Téhéran à Ispahan, en passant par Chiraz, des Iraniens racontent pour « L'Orient-Le Jour »...

Une jeune Iranienne dans un fast-food à Ispahan. Photo Joséphine Parenthou

À l'heure où l'Iran fait la une de l'actualité internationale, où l'accord sur le nucléaire n'en finit pas de se faire attendre, les Iraniens, eux, continuent à vivre sous de nombreuses contraintes. Imposées par les sanctions internationales, certaines de ces contraintes sont de nature économique, mais la plupart d'entre elles sont avant tout d'ordre social et sociétal, directement dues à la loi islamique, la charia, qui structure la République islamique depuis maintenant 35 ans.
Lorsque l'on demande à des Iraniens dans quelle mesure cette charia règle aujourd'hui leur vie, ils évoquent aussitôt des habitudes quotidiennes auxquelles ils ne font plus attention. Alireza*, par exemple, un jeune chiite, ingénieur vivant à Ispahan, considère que « la routine vous fait oublier beaucoup de situations que vous vivez au quotidien, elle vous habitue à certaines choses qui ne sont pas normales dans d'autres parties du monde. Par exemple, forcer quelqu'un à porter le hijab est quelque chose d'unique, mais ici, tout le monde y est habitué ».

 

(Lire aussi : Rohani : la police n'est pas là pour faire appliquer la loi islamique)

 


Faramarz*, un jeune actif de la banlieue nord de Chiraz se revendiquant athée, prend quant à lui les choses beaucoup plus à cœur. En effet, pour lui, « le gouvernement islamique iranien, depuis sa fondation en 1979, a utilisé la religion pour supprimer le questionnement des consciences et des masses, et pour justifier sa théocratie ». Faramarz considère même la République islamique comme un régime totalitaire. « Je pourrais sûrement avoir une meilleure vie – au regard des droits de l'homme – si tous les aspects de celle-ci n'étaient pas affectés par 1 400 ans d'une vieille doctrine en laquelle je ne trouve rien de bon et de respectable, et qui, de plus, use de tout ce qui est en son pouvoir pour définir mon existence, dans le plus totalitaire des moyens. » Il ne s'arrête pas là : « Je ne peux pas parler au nom des 80 millions d'Iraniens, mais mon entourage à Chiraz déteste notre gouvernement et une grande partie déteste même la religion », assure-t-il.
Hormis le code vestimentaire, les jeunes Iraniens, même les plus rebelles, n'arrivent cependant pas à définir les obligations que la charia leur impose au quotidien, car cette génération née sous la République islamique n'a aucun autre modèle à prendre comme référence. D'autres Iraniens cependant, comme Golnaz*, une jeune professeure d'anglais de Téhéran dont la famille est zoroastrienne, pense que la charia n'a pas tellement d'effet sur leur vie. « Il y a des habitudes, certes, mais la plupart des gens en Iran sont libres de faire ce qu'ils veulent, comme aller prier les vendredis », dit-elle.

 

Jeux virtuels
L'exil et les voyages permettent néanmoins à certains Iraniens de prendre du recul sur la charia.
Darius*, par exemple, a quitté l'Iran lorsqu'il avait 22 ans. Aujourd'hui âgé de 57 ans, il est architecte à Paris et se rend plusieurs fois par an en Iran. Il considère que la charia est aujourd'hui en recul, et ce « non pas parce que le régime islamique a changé de nature, mais grâce, d'une part, à la pression d'une partie de la société civile iranienne qui est en lutte permanente et, d'autre part, à la pression internationale, même si elle reste très timide ».
Sur le point de savoir si la charia a évolué, et s'est assouplie en faveur des droits et des libertés des Iraniens depuis 1980, les avis sont très nuancés. Plutôt que de parler de véritable évolution, Alireza préfère parler de « progrès ». Pour lui, par exemple, « de nos jours, il est beaucoup plus acceptable qu'une jeune personne ait un(e) ami(e) ou un(e) petit(e) ami(e) du sexe opposé. Spécifiquement à Téhéran, beaucoup de gens vivent en colocation sans être officiellement mariés, chose interdite par la loi... ». La morale imposée par la charia sous la République islamique a ainsi fait de l'espace privé et de certains espaces publics tenus secrets le lieu idéal de la subversion. Alireza évoque en ce sens des espaces naturels, hors des villes, où il est possible d'échapper à la charia, mais les Iraniens ont aussi développé de véritables réseaux secrets à l'intérieur même des grandes villes.

 

(Lire aussi : Exalter la famille ou réduire les Iraniennes à des "machines" à procréer?)


À Ispahan notamment, lorsqu'il est impossible de se réunir en secret, les jeunes organisent de véritables systèmes parallèles. Afin de se rencontrer, la jeunesse d'Ispahan se retrouve par exemple des soirs précis de la semaine. Dans une mise en scène digne d'un véritable jeu virtuel, il s'agit de conduire sa voiture autour d'un circuit relativement restreint sans jamais s'arrêter afin de ne pas se faire repérer par les autorités. Souvent entre amies, de jeunes Iraniennes peuvent ainsi donner leur numéro de téléphone à un jeune homme les ayant interpellées par la vitre de sa voiture. Véritable technique de séduction, il est possible d'accepter ou de refuser, de faire la course en voiture ou de s'ignorer. Les progrès dont parle Alireza semblent avoir particulièrement touché les femmes. Ainsi, pour Golnaz, il est aujourd'hui beaucoup plus facile pour une femme de travailler en Iran. « Les femmes occupent d'importants postes de nos jours, le seul problème auquel nous sommes encore confrontées, c'est de voyager seule », a-t-elle confié.
Concernant l'actualité internationale et les négociations en cours depuis des mois autour du nucléaire iranien, les avis sont unanimement positifs et réalistes. Même pour Faramarz, volontiers rebelle : « Je pense que nous devrions être reconnaissants d'avoir ces négociations : cela crée un pont entre l'Iran et les pays du 5+1 », dit-il, avant d'ajouter cyniquement : « Je souhaite que nous puissions bientôt acheter des choses sur eBay ou Amazon, enfin, acheter tout court. » Les Iraniens se montrent cependant très réalistes au sujet des conséquences de l'accord sur leur vie quotidienne. Pour Darius, notamment, « étant donné que toute l'économie est sous le monopole des dirigeants du régime et des haut gradés des gardiens de la révolution, je ne peux pas imaginer le moindre changement dans le quotidien du peuple iranien ».
En dépit de revendications sociales précises, les Iraniens aspirent en général à des valeurs universelles. La paix, bien sûr, mais aussi, comme l'a sincèrement confié Golnaz : « Nous avons vraiment besoin de bonheur en Iran. »

*Les noms des personnes interrogées ont été modifiés à leur demande.

 

Cour intérieure d'une mosquée à Chiraz dans le sud de l'Iran.
Photo Joséphine Parenthou

Interview express

« Une application décalée par rapport à la réalité »

 

Shervin Ahmadi, responsable de l'édition en farsi du « Monde diplomatique »
et analyste politique, répond aux questions de « L'Orient-Le Jour ».

 

Propos recueillis par L.M.

 

Au cours des négociations sur le nucléaire iranien, des ONG, notamment Human Rights Watch, ont remis sur le tapis la question, très chaude, des droits de l'homme en Iran. Un sujet intrinsèquement lié à la loi islamique, la charia, instaurée il y a maintenant 35 ans en Iran. Quel bilan peut-on dresser après toutes ces années ? Y a-t-il des évolutions en matière des droits et des libertés ? Si oui, lesquelles ?
La charia n'a jamais été appliquée comme les dirigeants postrévolutionnaires le souhaitaient au départ. Après 35 ans, ce sont les leaders qui semblent avoir plié, qui se sont adaptés à l'évolution de la société. Le port du tchador, par exemple, n'est plus le même que pendant les premières années après la révolution. De la même façon, beaucoup d'autres points ont considérablement évolué : la reconnaissance des transsexuels, par exemple, ou l'accession des femmes à des postes d'avocate et d'assistante-juge (de nombreuses affaires de divorce ont ainsi des jugements en faveur des femmes). Le plus important dans cette question est donc la place des femmes dans la société, comment elles ont contribué à faire évoluer la vision conservatrice qui prévalait aux lendemains de la révolution. Ainsi, on voit bien que l'application de la loi islamique est décalée par rapport à la réalité : la pratique ne colle pas véritablement aux textes ou à la théorie.

 

Dans quelle mesure la loi islamique affecte-t-elle aujourd'hui le quotidien des Iraniens ?
Il y a beaucoup de contraintes qui régissent la vie quotidienne des Iraniens. Le code vestimentaire en est le meilleur exemple, même s'il a été très allégé depuis 1980. De nombreux aspects du quotidien font partie de cet ensemble de contraintes officielles pour les Iraniens. La musique par exemple : il y a dix ans, il était interdit d'écouter de la musique pop puis les gouvernements successifs ont fait des efforts. Il n'en reste pas moins que ces groupes de musique ne sont pas officiellement reconnus par les médias gouvernementaux. Là encore apparaît cette contradiction iranienne : on trouve des femmes très modernes en Iran, mais elles sont en même temps extrêmement contraintes par un ensemble d'héritage des premières années de la révolution qui constitue une sorte de microtampon. Elles n'ont, par exemple, pas le droit de chanter ou de danser.

 

Certains Iraniens, notamment la jeune génération née sous la République islamique, se montrent régulièrement critiques du régime. Quelles sont leurs principales revendications? Les Iraniens ont-ils le droit de s'exprimer à propos de la charia, de la critiquer ?
Malheureusement, non. Le problème aujourd'hui en Iran est que les répressions sociétales entraînent des revendications sociétales, qui restent pour l'instant très discrètes. Les jeunes, notamment, rêvent de changement concernant leurs tenues vestimentaires, leurs sorties, etc. Mais ils ne pensent pas, dans leur immense majorité, à d'autres revendications plus sociales ou plus politiques. D'ailleurs, ils ne le disent même pas. Les manifestations de 2009, par exemple, ne regroupaient pas toutes les classes sociales : la classe populaire notamment n'en faisait pas partie. Pourtant, il y a une classe populaire en Iran qui souffre mais ne participe pas à de tels mouvements car elle reste emprisonnée par cette vision sociétale des problèmes.

 

Pensez-vous que l'accord tant attendu sur le nucléaire iranien aura des conséquences plus ou moins notables sur la politique intérieure de la République islamique, notamment par rapport à la charia ?
L'accord aura surtout un impact économique en Iran. Pour ce qui est des lois islamiques, elles ne disparaîtront pas, bien évidemment. Il y aura sûrement un recul tendanciel de ces lois, recul déjà bien amorcé, mais tout ne changera pas du jour au lendemain en Iran. Cette tendance va s'accentuer grâce à cet accord, mais les problèmes liés à la charia ne disparaîtront pas pour autant. Je pense que l'accord va donner un nouveau souffle à la société iranienne, mais pas aux institutions. La République islamique est en place depuis 35 ans, elle ne bougera pas, même si l'on observe un recul sur de nombreux points, y compris l'objectif principal d'islamisation de la société.
Il y a 35 ans, le régime qui a pris le pouvoir en Iran était un régime islamiste, désireux donc de changer en profondeur la société iranienne. Il arrivait après une révolution profonde : toutes les couches de la société iranienne, y compris les classes populaires apolitiques, ont participé à ce mouvement. Ce sont surtout les femmes qui ont fait cette révolution. À la veille de cette révolte, les universités comptaient environ 160 000 étudiants. Récemment, nous avons dépassé les 1 400 000, dont 70 % de femmes. Celles-ci sont partout, dans le public et dans le privé. En outre, le taux de natalité est passé d'environ 2,8 % avant la révolution à un pourcentage quasi nul aujourd'hui : la femme iranienne n'est plus prête à rentrer à la maison pour simplement faire des enfants.
L'Iran est un pays moderne où le taux de diplômés n'est pas loin de celui de la France par exemple. Pour autant, peut-on dire qu'il est bien dirigé ? Là, c'est une question politique, qui montre toutes les contradictions qui cohabitent en Iran. La politique étrangère, par exemple, est à la hauteur de celles des grandes puissances et, en même temps, la désorganisation à l'intérieur du pays est totale. L'Iran est devenu un pays où tout et son contraire sont visibles.

 

 

Quelques images illustrant les contradictions iraniennes

L'ayatollah Khomeyni de retour en Iran après 14 ans d'exil en France, le 1er février 1979.
Photo sous licence Creative Commons

 

Des femmes tenant des banderoles où est écrit « Le Saint Coran » et « Nous tuerons Salman Rushdie », pendant une manifestation à Téhéran en février 1989 contre l'auteur des « Versets sataniques ». Photo AFP

 

La jeunesse dorée de Téhéran aime s'afficher sur les réseaux sociaux. Ici, le compte instagram « Rich Kids of Tehran » qui a suscité la polémique. Photo Instagram

 

Des mannequins dont les jambes sont recouvertes de papier aluminium dans une vitrine à Chiraz dans le sud de l'Iran, en février dernier. Photo Joséphine Parenthou

 

Un concert de rue à Téhéran en février 2015, un type d'évènement officiellement interdit par la loi. Photo Joséphine Parenthou

 

 

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commentaires (4)

QUELLE STAGNATION ET QUELLE RÉGRESSION PLUTÔT !!!

LA LIBRE EXPRESSION

13 h 26, le 08 juillet 2015

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Commentaires (4)

  • QUELLE STAGNATION ET QUELLE RÉGRESSION PLUTÔT !!!

    LA LIBRE EXPRESSION

    13 h 26, le 08 juillet 2015

  • J'ai visite l'Iran plusieurs fois. C'est un beau pays mais les gens n'y sont pas heureux. Ils sourient rarement et difficilement surtout dans les lieux de travail. Je leur souhaite de pouvoir se débarrasser de ce régime astreignant et devenir une république vraie et en bonne et due forme. Ils ont beaucoup a offrir car c'est un peuple intelligent mais le régime théocratique nazi les empêche de se développer comme il se doit. Il ne pourra perdurer encore beaucoup car s'il y a un fait réel c'est que les Iraniens, dans leur grande majorité, détestent les mollahs, leur régime et leur religion et souhaitent s'en débarrasser pour de bon. Je leur souhaite bonne chance!

    Pierre Hadjigeorgiou

    10 h 23, le 08 juillet 2015

  • Charia et évolution ? Comment ça ? Mais la meilleure phrase de cette matière est celle du jeune Golnaz : "Nous avons vraiment besoin de bonheur en Iran". Que vaut la vie en effet sans un peu de bonheur ?

    Halim Abou Chacra

    04 h 43, le 08 juillet 2015

  • Allez, encore un petit siècle, et elles acquerront peut-être le statut des femmes européennes !

    ANTOINE-SERGE KARAMAOUN

    03 h 07, le 08 juillet 2015

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