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Moyen Orient et Monde - Par Andrei KOLESNIKOV

Totalitarisme 2.0

Le président Vladimir Poutine hier avec des anciens combattants, lors de la célébration du 74e anniversaire de l’invasion de l’Union soviétique par l’Allemagne nazie. RIA-Novosti/Mikhail Klimentyev/AFP

Dans son ouvrage de 1970 Exit, Voice, and Loyalty, Albert Hirschman a examiné les trois options dont disposent les citoyens pour exprimer leur mécontentement par rapport aux organisations, aux sociétés et aux États : ils peuvent partir, exiger le changement ou l'admettre. Au cours des 45 années écoulées depuis la publication de son livre, le cadre théorique de Hirschman s'est utilement appliqué à un très large éventail de contextes. De même, son utilisation pour comprendre la politique russe actuelle ouvre d'importantes perspectives.
En 2011-2012, de nombreux citoyens russes, la plupart instruits et relativement riches, sont descendus dans les rues pour exiger une démocratie authentique, en espérant ainsi utiliser leur « voix » pour changer le système de l'intérieur. Mais Vladimir Poutine, qui a reçu un mandat électoral énorme pour revenir à la présidence pour un troisième mandat, ne l'a pas entendu de cette oreille : au lieu de cela, il a intensifié la répression.
Ainsi quand Poutine a envahi et annexé la Crimée l'année dernière, il n'est resté que deux choix possibles pour les dissidents déclarés ou latents : « la sortie » (en émigrant ou en se retirant dans la vie privée) ou exprimer leur « loyauté » (par des témoignages actifs ou passifs d'acquiescement). Alors que la cote de popularité de Poutine dépasse régulièrement 80 %, il semble que la plupart des Russes ont choisi cette dernière option.
Mais tout comme en Union soviétique, cette majorité « loyale » comprend une part importante de cyniques (sans parler des personnes qui préfèrent se retirer de la vie publique), qui se contentent de débattre de politique à la fin des repas ou dans des clubs de discussion. Pendant ce temps, certains experts économiques et politiques créent des communautés informelles visant à élaborer des feuilles de route pour des réformes possibles, au cas où le régime actuel s'effondrerait.
D'autres similitudes par rapport à la période soviétique font également leur apparition. De plus en plus, le soutien passif à Poutine et à ses mesures ne suffit plus : le régime exige l'expression d'une approbation sans réserve, tout en imposant des règles de comportement approuvées par le gouvernement.
Cela rappelle une remarque du politologue américain Zbigniew Brzezinski dans les années 1950, selon laquelle les régimes totalitaires (contrairement aux régimes autoritaires) imposent à la fois des interdictions et des impératifs à leurs citoyens. Ellendea Proffer Teasley fait écho à ce point de vue dans ses mémoires en langue russe Brodsky Among Us, un best-seller qui remarque que les systèmes totalitaires exigent non seulement l'obéissance, mais aussi la participation.
Que signifie cet impératif dans la Russie contemporaine ? Votre voiture (soit une Mercedes pour les gens relativement aisés) doit arborer un ruban de Saint-Georges, un symbole nouvellement créé de la victoire de la Russie durant la Seconde Guerre mondiale. Tout personnel de l'armée, des services spéciaux ou de la police ne doit pas voyager à l'extérieur du pays, tandis que les professeurs de plusieurs universités publiques doivent demander la permission d'assister à des séminaires et à des conférences à l'étranger. Les enseignants doivent placer la Crimée sur la carte de la Russie et les employés des entreprises d'État sont obligés de participer à des rassemblements progouvernementaux.
Refuser de se conformer à ces exigences peut avoir de graves conséquences, tout comme durant l'ère soviétique. Comme le remarque Proffer, Brodsky a tenté de « se révolter contre la culture » du « nous », en croyant qu'« un homme qui ne pense pas pour lui-même, un homme qui suit le groupe, fait partie de la structure maléfique » du totalitarisme. Il a été exilé de l'Union soviétique en 1972. Poutine risque de ne pas être beaucoup plus conciliant.
Il y a quinze ans, à l'époque où j'étais chroniqueur pour Izvestia, le principal journal de la Russie d'alors, j'ai écrit un article qui comparaît l'ordre politique qui était en train d'émerger sous Poutine, au régime de Mussolini en Italie. L'article n'a pas été publié : le rédacteur en chef a jugé que mes parallèles étaient trop durs. Malheureusement, ma prévision s'est confirmée : Poutine a construit une version modernisée de l'État corporatiste, en adhérant presque parfaitement à la formule de Mussolini : « Tout dans l'État, rien en dehors de l'État, rien contre l'État. »
Bien que la constitution de la Russie dote son système politique de toutes les fonctions de la démocratie, le régime de Poutine les manipule et les déforme jusqu'à les rendre quasi méconnaissables, afin de renforcer son pouvoir. Il utilise les médias comme un outil de propagande, tout en amenant les rares moyens d'expression indépendants au bord de l'extinction. Il contrôle la plupart des organisations de la société civile, tout en indexant ceux qu'il ne contrôle pas sous le terme « agents de l'étranger. »
Fait peut-être le plus flagrant, l'État russe sous Poutine oblige la mobilisation politique des citoyens, en tenant la non-participation pour une forme de résistance au régime. Dans ce contexte, d'option de « sortie » de Hirschman (au moins sous la forme de « l'émigration intérieure ») n'est peut-être pas aussi facilement disponible. Après tout, il serait facile d'interpréter un tel mouvement comme une forme de résistance.
Il est certain que les citoyens russes ont encore la liberté de quitter le pays, ce qui signifie que Poutine n'a pas établi un État entièrement totalitaire, du moins pas encore. Mais les ambitions du régime sont indéniables. Peut-être que l'approche du régime actuel peut se décrire comme un « totalitarisme hybride. »
La philosophe politique Hannah Arendt a écrit que sous les régimes totalitaires, l'État est la seule force qui façonne la condition de la société. Poutine n'en est peut-être pas encore là, mais il en prend sans aucun doute le chemin. Et l'histoire donne de bonnes raisons de se méfier d'un pays dans lequel la loyauté est la seule option.

© Project Syndicate, 2015.

Andrei Kolesnikov est chercheur associé et directeur de la chaire de Politique nationale russe et du Programme d'institutions politiques au Carnegie Moscow Center.

Dans son ouvrage de 1970 Exit, Voice, and Loyalty, Albert Hirschman a examiné les trois options dont disposent les citoyens pour exprimer leur mécontentement par rapport aux organisations, aux sociétés et aux États : ils peuvent partir, exiger le changement ou l'admettre. Au cours des 45 années écoulées depuis la publication de son livre, le cadre théorique de Hirschman s'est utilement...

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