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Culture - Théâtre

Réconcilier Bab el-Tebbaneh et Jabal Mohsen par l’art, pas par la politique

Hier encore, Ali et Khoder se détestaient à mort. D'une haine aveugle, atavique, qui ne se focalise pas sur une personne, mais englobe tout un clan, une communauté. Sauf que MARCH est passé par eux. L'ONG libanaise a pris le pari de les réunir dans une pièce de théâtre. Des tranchées de Jabal Mohsen et de Bab el-Tabbané, Ali et Khoder sont montés au front... de l'art et de la culture. Là, ils ont découvert leurs similitudes, leur valeur en tant qu'êtres humains et une certaine liberté de pensée...

Ali et Khoder ont abandonné le langage des armes pour celui de l’amitié. Photo Michel Sayegh

Amour et guerre sur le toit ; Une histoire tripolitaine, cette pièce à l'affiche du théâtre al-Madina (pour une représentation unique avant ramadan, ce lundi 15 juin*), est autant l'histoire de Ali et Khoder (20 et 19 ans) que celle des 14 autres jeunes Tripolitains, comédiens non professionnels, qui l'interprètent. Produite par MARCH, écrite et mise en scène par Lucien Bourjeili, elle s'inspire directement du vécu de 12 jeunes hommes et 4 jeunes filles, tous issus des quartiers antagonistes de Bab el-Tabbané et Jabal Mohsen.

Seize gamins (gamines), à peine sortis de l'adolescence, aux vies déjà marquées par la violence, la haine de l'autre et une très grande pauvreté, auxquels l'ONG libanaise a décidé de redonner espoir. En les initiant au dialogue et à la tolérance, par le biais de l'expression théâtrale.

Une initiative qui a abouti à des résultats surprenants en un trimestre à peine : cette pièce que certains vont voir ce soir a été élaborée en tout juste 3 mois. Trois mois au cours desquels la détestation réciproque et aveugle de ces 16 jeunes appartenant à deux groupes communautaires rivaux à mort a cédé la place au dialogue et à la complicité. Ainsi qu'à de véritables amitiés aussi, dont la plus emblématique est celle de Ali et Khoder.

Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, la rencontre sur une scène artistique a effacé, comme par enchantement, les réflexes antagonistes qui opposaient ces deux petits «caïds», ennemis viscéraux devenus, aujourd'hui, amis inséparables. Comme par magie aussi, la détermination d'un groupe d'activistes de la société civile qui lutte pour rapprocher ces Libanais que d'autres s'emploient à diviser, a porté ses fruits.

Mais est-ce que la magie existe vraiment...

« Sur le qui-vive », d'abord...

«Cela faisait un moment que nous réfléchissions au moyen de réunir sur scène, dans une œuvre théâtrale, des jeunes de toutes les régions, communautés et affiliations politiques. Dans l'objectif, évidement, d'œuvrer au rapprochement de cette jeunesse libanaise», indique le metteur en scène Lucien Bourjeili. «Mais très vite, nous avons réalisé qu'il valait mieux se focaliser sur Tripoli, où les conflits intercommunautaires entre Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané devenaient endémiques et nécessitaient des initiatives urgentes», enchaîne la directrice de MARCH, Léa Baroudi.
Les affrontements entre les riverains des deux bords de la (tristement célèbre) rue de Syrie à Tripoli ne s'étaient pas encore apaisés en janvier 2015 lorsque les membres de MARCH décident donc de lancer ce projet théâtral fédérateur.

Pour «recruter» les «comédiens», ils commencent par s'adresser aux associations locales de chacun des deux quartiers. Lesquelles, «bien que dubitatives quant au succès de l'entreprise, nous ont néanmoins beaucoup aidé, en insistant auprès de leurs jeunes désœuvrés pour les convaincre de rejoindre cet atelier de théâtre qu'on leur proposait », précise Léa Baroudi. «Nous avons ainsi organisé un casting sur plusieurs jours, et parmi les nombreux candidats, nous avons choisi les 16 profils les plus complexes et aux situations les plus difficiles. Des jeunes qui ont participé aux violences, qui sont sans emploi, dont la majorité d'entre eux a arrêté l'école très tôt. Et qui, évidemment, (sur)vivent dans des conditions de pauvreté extrême.»

 

 

Bande-annonce d'Amour et guerre sur le toit


Les répétitions démarrent, vers la mi-mars, «sur le qui-vive», reconnaissent Baroudi et Bourjeili. «Les quelques premiers jours, la tension était palpable. Nous avions 8 individus de Jabal Mohsen qui faisaient face, prêts à exploser, à 8 autres de Bab el-Tabbané. Et vice versa. D'ailleurs, ils arrivaient en retard, boudaient, s'observaient en silence, ne se mélangeaient pas... Et puis du jour au lendemain, ils ont commencé à se parler, à échanger leurs histoires, à se trouver de plus en plus de points communs. À partir de là, leur changement d'attitude, autant au niveau personnel qu'à celui de leur implication dans les répétitions, a été vraiment impressionnant. Des liens très forts se sont tissés entre eux. Et aujourd'hui, si certains comme Ali et Khoder sont devenus les meilleurs amis du monde, tous, sans exception, se parlent, se fréquentent, passent du temps ensemble, vont veiller les uns chez les autres...», assure, pleine d'enthousiasme, Léa Baroudi.

«C'est, d'ailleurs, délibérément que nous avons voulu les faire jouer dans une pièce directement inspirée de leurs vies. Afin qu'en se racontant, ils réalisent qu'ils sont pareils, qu'ils partagent la même
misère, la même pauvreté, qu'ils aiment de la même manière, se fâchent des mêmes choses... Bref, que le problème ne se situe pas entre eux, mais dans ce contexte de misère dans lequel ils vivent. Sans travail, sans véritable accès à l'instruction, à des loisirs constructifs, sans espaces pour des sorties familiales ou des rencontres amicales, ils n'ont forcément aucun espoir d'avenir, ce qui les rend facilement manipulables. Financièrement et idéologiquement.»

Flamme dans la nuit

Intitulée Amour et guerre sur le toit; une histoire tripolitaine, «car on s'est rendu compte qu'il y avait autant d'amour, sinon plus, que de guerre dans les récits que nous ont confiés ces jeunes», insiste Léa Baroudi, cette pièce a réussi son objectif principal: combattre les préjugés. Ceux des comédiens autant que ceux du public. «Il faut arrêter de s'imaginer que l'autre est différent, que la population de Tripoli est extrémiste et sectaire et qu'on ne peut rien contre la force des armes. On peut, on doit travailler sur une approche économique des problèmes pour éradiquer la misère et, par-delà, la violence», conclut Léa Baroudi avec passion.

Après cette pièce qu'adviendra-t-il des 16 jeunes comédiens?
Et Léa Baroudi de rebondir en assurant que MARCH étudie le projet de «fonder un espace culturel et de loisirs (café, scène, lieu de réunion...) à mi-chemin entre Jabal Mohsen et Bab el-Tebbané qui ferait se rencontrer les jeunes des deux bords. Et qui puisse aussi offrir des opportunités de travail à tous ceux qui ont collaboré à cette belle aventure ».

Le succès de cette initiative n'est, sans doute, qu'une flamme de bougie vacillante dans la nuit noire de la réconciliation nationale. Elle n'en prouve pas moins qu'il suffit de remplacer la distribution des armes par un accès à un peu de culture, de combattre le désœuvrement par un objectif commun et de propager sur les terrains de la misère et de l'ignorance un bataillon d'hommes et de femmes de bonne volonté, pour que le sectarisme s'efface et que les querelles meurtrières fassent place à l'union et à la fraternité. Pour combien de temps, cela reste un autre sujet...

*Une tournée de cette pièce, dans les différentes régions du pays, est prévue après le mois de ramadan. Les dates et lieux des représentations seront communiqués ultérieurement.

 

Ali et Khoder : Nous ne sommes pas des voyous...

À les voir échanger clopes et clins d'œil malicieusement complices, on croirait que ces deux-là sont amis d'enfance.
Ali, 20 ans, sans emploi, natif de Jabal Mohsen, a grandi avec cette devise : « Si tu descends à Bab el-Tebbané tu te feras tabasser, et si eux montent à Jabal-Mohsen, on leur foutra une raclée. » Il raconte : « Jusqu'en 2008, mes deux frères et moi étions tenus loin de la violence. Mais lorsque mon père, qui était responsable de notre quartier, a été atteint à l'œil, les choses ont changées... » Marié depuis un an avec Aïcha, une jeune femme de Tebbané qu'il a kidnappée, leur histoire d'amour à la Romeo et Juliette a inspiré la trame de la pièce écrite par Lucien Bourjeili. « Nous avons grandi dans une atmosphère de haine réciproque. Aujourd'hui, je réalise, grâce à cette expérience théâtrale, que les gens de Bab el-Tebbané sont nos semblables et nos frères. Ce sont de braves gens. Aussi pauvres que nous et manipulés comme nous par les politiques qui nous fournissent des armes et nous envoient à la mort pour servir leurs intérêts. »
Khoder, casquette vissée sur le crâne, cigarette au bec et petit air canaille, renchérit : « Sans emploi. Sans scolarité. J'ai été chassé tout petit de l'école pour un incident mineur et les autres écoles de la région n'ont pas voulu de moi. J'ai fait des tas de petits métiers, dont manutentionnaire, peintre en bâtiment, vendeur de légumes... Mais il n'y a pas de travail, la misère nous étouffe. Et les politiques en profitent pour nous dresser les uns contre les autres. C'est comme cela, de père en fils. C'est notre bonne éducation à nous », ironise-t-il.
Il est ravi d'avoir participé à cette expérience : « Cela a changé ma vision des choses. Et même mon mode de vie, puisque avant, par désœuvrement, je confondais le jour et la nuit », confesse-t-il. Khoder est aussi très fier d'avoir tenu l'un des rôles principaux de la pièce. « Tout cela m'a donné le sentiment de ma propre valeur. Moi qui n'aurais jamais rêvé de pouvoir un jour entrer dans un théâtre... Mais, vous savez, malgré les apparences et les tatouages, on n'est pas des voyous », dit-il.
Et maintenant où vont Ali et Khoder ? « On planifie d'ouvrir ensemble un café qui accueillerait les gens de Jabal Mohsen et de Bab el-Tebbané », répond Khoder avec assurance. « Un lieu qui serait situé a la croisée des deux quartiers », ajoute Ali.

 

Un salaire pour les comédiens

L'entrée est libre. Les représentations ne sont pas tarifées. Sauf qu'à la sortie de la pièce, une boîte est mise à disposition des spectateurs pour recueillir leurs dons, qui seront intégralement reversés aux comédiens comme salaire de leur travail. Et de leur bonne volonté.

 

Association MARCH

C'est à l'impulsion de Léa Baroudi que l'ONG MARCH est créée en 2012 pour « promouvoir les droits de l'homme dans une société plus tolérante ». Regroupant des artistes, journalistes, avocats, bloggeurs et autres activistes de la société civile, MARCH agit sur divers fronts dont la liberté d'expression, l'égalité des droits, la violence faite aux femmes ou encore la résolution des conflits, au moyen de campagnes de sensibilisation, de conférences, rapports et documentation (musée virtuel de la censure), d'activités de médiation et de projets artistiques, dont la production de pièces de théâtre. À l'instar de Btomrok aou ma btoumrok (Passera ou passera pas) de Lucien Bourjeili qui se moquait de la censure et avait, bien évidement, provoqué l'ire de dame Anastasie.

Amour et guerre sur le toit ; Une histoire tripolitaine, cette pièce à l'affiche du théâtre al-Madina (pour une représentation unique avant ramadan, ce lundi 15 juin*), est autant l'histoire de Ali et Khoder (20 et 19 ans) que celle des 14 autres jeunes Tripolitains, comédiens non professionnels, qui l'interprètent. Produite par MARCH, écrite et mise en scène par Lucien Bourjeili, elle...

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