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Moyen Orient et Monde - Terrorisme

Face à l’EI, la Libye peut encore échapper à un scénario à l’irakienne

Prise dans un engrenage de violences depuis le soulèvement de 2011 et la chute de Mouammar Kadhafi, la Libye assiste, impuissante, à la prolifération de groupes jihadistes armés sur son sol. Depuis 2014, l'organisation État islamique (EI), qui contrôle déjà de vastes pans de territoires en Irak et en Syrie, y enregistre des succès qui font craindre le pire. Une implantation durable du groupe jihadiste dans l'ex-Jamahiriya rend toutefois certains observateurs sceptiques, malgré ses avancées récentes.
Au cours des dernières semaines, l'EI a en effet profité du chaos ambiant pour renforcer son emprise dans la région de Syrte, ancien fief de Kadhafi dans le centre du pays. En début de semaine, le groupe jihadiste a annoncé avoir pris la ville du même nom, dont il contrôlait déjà l'aéroport depuis fin mai, ainsi qu'une centrale thermique voisine, après y avoir combattu les forces de Fajr Libya.
Pour nombre de connaisseurs du pays, l'EI recrute parmi les kadhafistes encore présents dans la région. Pour l'EI, les enjeux ne sont pas négligeables : la Libye regorge de nappes pétrolifères exploitables et particulièrement rentables, même si les violences des dernières années ont fait chuter la production de pétrole. Plus encore, l'emplacement du pays et sa proximité avec les pays du Maghreb, mais surtout avec l'Europe, le rend particulièrement attrayant pour les jihadistes.
Déjà présent dans la ville côtière de Derna, à l'est de Tripoli, aujourd'hui ancré à Syrte, l'EI cherchera certainement à s'établir dans d'autres localités, grignotant un maximum de territoires. Fort de « près de 5 000 membres », selon certaines estimations, le groupe « continuera à conquérir villes et villages, se focalisant sur les zones où les différentes autorités ont peu de soutien politique ou de force militaire pour les en empêcher », prédit Ronald Bruce St John, auteur de nombreux ouvrages sur la Libye. « Il est aussi fort probable qu'il poursuive ses atrocités, comme des décapitations de masse, ainsi que la destruction du patrimoine archéologique grec et romain le long du littoral », ajoute-t-il.
En revanche, pour Wolfram Lacher, chercheur au SWP (think tank allemand), « la Libye ne connaîtra pas un scénario à l'irakienne ». « Je ne pense pas qu'on verra l'EI prendre le contrôle de régions entières du pays. Les groupes jihadistes déjà présents en Libye sont surtout des émanations locales. Ils sont bien ancrés dans certaines villes, comme Derna, mais ont beaucoup de mal à s'étendre à d'autres villes, comme Beida et Tobrouk. On a certes affaire à un problème réel, présent sur le long terme, et à des groupes jihadistes très bien ancrés, mais chaque ville a ses propres forces politiques et militaires. »

 

Les deux gouvernements
Tout cela dans un contexte de tensions politiques extrêmes, suscitées notamment par la présence de deux gouvernements. L'un a été mis en place à Tripoli par des factions armées issues de la révolution de 2011, comme Fajr Libya, et l'autre à Tobrouk, reconnu par la communauté internationale. Des pourparlers sous l'égide de celle-ci sont en cours entre les deux camps, et un projet d'accord, dont la quatrième mouture a été présentée par l'Onu en début de semaine, est à l'étude. En attendant, les clivages, trop profonds pour être réglés rapidement, facilitent l'expansion des groupes jihadistes. Est-ce à dire, pour autant, qu'un gouvernement d'union nationale contribuerait à briser l'élan de l'EI ? Rien n'est moins sûr, bien qu'il soit nécessaire, pour M. Lacher. « L'EI représente un problème à long terme, et un gouvernement uni est essentiel pour dépasser cet état de polarisation politique. Tant qu'il y aura deux gouvernements, les luttes de pouvoir resteront prioritaires face à la lutte contre les jihadistes », estime-t-il.
Même son de cloche pour M. St John, dubitatif face à l'idée d'une réconciliation quelconque et à effet immédiat sur le terrain. « Premièrement, je ne pense pas qu'un accord politique est probable dans un futur immédiat. Ensuite, même si c'est le cas, la Libye se retrouverait sans armée ou forces de sécurité effectives; il faudrait des mois, sinon des années pour les former. Bien que très peu de Libyens adhèrent à l'idéologie de l'EI de manière générale, je m'attends à ce que le groupe reste présent militairement et politiquement, surtout dans les régions désertiques, pour plusieurs mois, voire des années. »

 

Union embryonnaire ?
Cependant, pour Saïd Haddad, chercheur associé à l'Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman (France) et responsable de la rubrique Libye à l'Année du Maghreb, « Tripoli a infléchi sa position en engageant le combat contre les forces de l'EI depuis mars dernier. Par ailleurs, des brigades ou milices appartenant à des forces opposées tentent de mettre un terme aux combats tandis que d'autres se joignent à Fajr Libya pour combattre l'EI. Enfin, les tribus ne doivent pas être négligées dans la résolution de la crise. » Une tendance à s'unir contre le groupe jihadiste se profile donc, bien qu'elle ne soit encore qu'embryonnaire, ce que confirme M. Haddad. « Paradoxalement, la présence et la progression de l'EI a joué dans le sens d'un rapprochement – relatif – au niveau national mais également local entre les différentes parties au conflit – en excluant les jihadistes. Cela suffira-t-il ? Les différentes parties en présence pourront-elles faire abstraction de leurs ressentiments ? Autant d'inconnues qui pèseront lourd d'autant plus que la temporalité des négociations et celle de l'EI sont différentes. Or le temps presse pour la Libye. »
Dans ce contexte, l'on pourrait penser que, comme en 2011 mais pour des raisons à l'évidence différentes, l'Occident pourrait être tenté d'intervenir militairement pour endiguer la montée en puissance d'un groupe qu'il combat déjà ailleurs, et sans réel succès. Scénario improbable pour MM. Lacher et St John, qui soulignent le manque évident de volonté d'ingérence de l'Occident en Libye, tout en jugeant que des opérations militaires ponctuelles pourraient peut-être avoir lieu. De leur côté, les pays limitrophes auraient tout intérêt à tenter de freiner un groupe dont les membres ou partisans ont déjà revendiqué des attaques sur leur sol. « Cette force de déstabilisation qu'est l'EI toucherait la Tunisie et l'Algérie à l'ouest, le Mali et le Tchad au sud, et l'Égypte à l'est », explique M. St John, précisant qu'il est difficile de prévoir les intentions occidentales, ou même arabes.
La solution réside dans les négociations interlibyennes, affirme Saïd Haddad, pour lequel une plus grande emprise de l'EI en Libye aurait des répercussions très graves pour la région. « Afin de contrer cette menace, seule une réconciliation nationale portée par les parties libyennes et soutenue par les pays voisins, l'Onu, etc. peut mettre un terme à cette dérive. Une intervention extérieure armée (avec quel mandat ?) signerait l'échec de ces tentatives et ouvrirait un nouveau chapitre lourd de conséquences pour ce pays et sur le plan régional », conclut l'expert.

 

Les dates-clés de l'expansion de l'EI en Libye

19 novembre 2014

 

 

Photo Reuters

Les États-Unis expriment leur « inquiétude » sur la base d'« informations selon lesquelles des factions extrémistes violentes ont prêté allégeance à l'EI et cherché à s'associer à lui ». Selon des informations de presse, des combattants liés à ce groupe auraient envahi la ville de Derna, dans l'Est libyen. Des experts affirment que Derna, transformée en « émirat islamique », est devenue le fief des partisans de l'EI.

 

27 décembre 2014

Capture d'écran/YouTube

Une voiture piégée explose à Tripoli devant un organisme libyen chargé de la sécurité des missions diplomatiques. La branche de l'EI revendique l'explosion et diffuse des photos.

 

8 janvier 2015

Fathi Belaid/AFP

La branche libyenne de l'EI affirme avoir exécuté deux journalistes tunisiens portés disparus depuis septembre.

 

27 janvier 2015

Ismail Zitouny/Reuters

Neuf personnes, dont cinq étrangers, sont tuées par un commando qui prend d'assaut l'hôtel Corinthia à Tripoli, fréquenté par les étrangers et les hauts responsables. L'attaque, qui dure plusieurs heures, est aussitôt revendiquée par la branche libyenne de l'EI.

 

15 février 2015

Photo Reuters

L'EI diffuse une vidéo montrant la décapitation d'hommes qu'il présente comme 21 chrétiens coptes, majoritairement égyptiens, enlevés en Libye. Le lendemain, des avions de combat égyptiens bombardent en représailles des positions de l'EI en Libye.

 

20 février 2015

Abdullah Doma/AFP

L'EI revendique de nouveaux attentats-suicide ayant fait 44 morts à al-Qoba, à quelques dizaines de kilomètres de Derna.

 

19 avril 2015

Capture d'écran/YouTube

L'EI diffuse une nouvelle vidéo qui menace les chrétiens en montrant l'exécution d'au moins 28 hommes, présentés comme des Éthiopiens, par des jihadistes.

 

9 juin 2015

Capture d'écran/YouTube

L'EI annonce avoir pris la ville de Syrte, dont il contrôlait déjà l'aéroport depuis fin mai, ainsi qu'une centrale thermique voisine, selon le Centre américain de surveillance des sites islamistes Site. Le groupe affirme avoir conquis cette ville côtière du centre du pays après avoir combattu les forces de Fajr Libya. L'EI contrôlait depuis février de larges zones dans la région de Syrte (450 km à l'est de Tripoli), notamment la localité de Noufliyeh, devenue son fief local.

 

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