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Moyen Orient et Monde - Égypte

Avec Sissi, la stabilité, mais jusqu’à quand et à quel prix...

Un an de présidence du maréchal : bilan.

Abdel Fattah el-Sissi lors de sa première interview télévisée en tant que président. Crédit : AFP/STR

« Pire que Moubarak », titrait l'hebdomadaire britannique The Economist il y a quelques semaines dans un article sur la répression menée par le président égyptien Abdel Fattah el-Sissi. Un constat alarmant motivé par de multiples arguments : État policier, musellement de la presse – le célèbre humouriste Bassem Youssef en a fait les frais –, arrestations, voire exécutions des opposants politiques islamistes ou laïcs – en 2014, l'Égypte était l'un des deux pays au monde ayant prononcé le plus de peines de mort, selon Amnesty international – et culte de la personnalité du président.
Plus le temps passe, plus les faits confirment ce que redoutaient les experts au moment de la chute de Hosni Moubarak : l'État profond est encore en place. L'alliance militaro-financière – l'armée contrôle 30 % du PIB égyptien – n'a jamais véritablement abandonné le pouvoir durant la phase révolutionnaire jusqu'à le reprendre totalement au moment du coup d'État contre l'ex-président Mohammad Morsi le 3 juillet 2013.
Aux yeux des Égyptiens, la popularité et la légitimité de l'armée sont sorties renforcées par cet événement. L'armée est apparue comme le garant de la nation et le rempart contre le terrorisme. Un double argumentaire dont continue d'user, voire d'abuser, M. Sissi, un an après son élection à la plus haute magistrature de l'État.
Fin stratège et habile politicien, le maréchal Sissi, formé aux États-Unis, a su profiter d'une période de trouble, marquée par le désaveu populaire contre les Frères musulmans, pour s'imposer comme le nouvel homme providentiel de l'Égypte et se présenter comme le successeur légitime de Gamal Abdel Nasser. Mais si certaines similitudes existent entre les deux hommes, notamment dans leurs méthodes pour réprimer les Ikhwane, la comparaison ne tient pas vraiment debout. Meneur d'hommes pendant la révolution de 1952, leader du panarabisme, chef de file du mouvement des non-alignés, Gamal Abdel Nasser avait une aura internationale. En comparaison, M. Sissi apparaît comme un militaire ambitieux, sans réelle envergure, ayant intelligemment profité du système en place pour arriver au bon moment au bon endroit.
S'il ne peut prétendre à la gloire de Nasser, peut-il toutefois espérer avoir un règne aussi long que celui de Moubarak ?

Réveil des médias
Malgré les apparences d'un retour de l'ancien régime, M. Sissi, à la différence de son prédécesseur, ne peut pas ignorer les changements que traverse l'Égypte, en particulier, et le monde arabe, en général. La récente condamnation à mort de Mohammad Morsi et de plusieurs hauts cadres des Frères musulmans, comme le guide suprême de la confrérie, Mohammad Badie, a provoqué de vives critiques contre le régime égyptien.
Sur la scène interne, certains médias privés comme al-Masry al-youm ont commencé à critiquer les agissements de la police, comme le révèle l'article de la journaliste Sophie Anmuth, « Campagne ambiguë des médias égyptiens contre la police », publié sur le site de L'Orient XXI. Cela pourrait révéler, selon elle, « une mise en garde des hommes d'affaires au gouvernement actuel ». Autrement dit, l'alliance entre les milieux des affaires, les médias et les militaires est plus fragile qu'elle n'y paraît et pourrait être remise en question en fonctions des intérêts personnels des différents acteurs. Une autre hypothèse, également avancée par la journaliste, voit derrière ce soudain réveil des médias égyptiens une volonté de l'armée de se désolidariser des débordements policiers.

Fissures
Dans les deux cas, ce changement d'attitude de certains médias égyptiens, qui jusque-là respectaient fidèlement l'injonction du régime : « Avec nous ou contre nous », démontre l'apparition de certaines tensions, voire fissures, au sein de l'appareil du pouvoir. Or, la longévité du règne de M. Sissi est en grande partie liée à la solidité et à l'unité de cet appareil. Les Égyptiens continuent de manifester, dans une moindre mesure, et la parenthèse révolutionnaire n'est pas encore refermée.
Sa longévité est également liée à sa capacité à apparaître essentiel, aux yeux des Égyptiens, dans la lutte contre le terrorisme. En bon communicant, M. Sissi a compris à quel point il pouvait exploiter cette brèche et multiplie les interventions orales pour justifier sa politique sous couvert de lutte contre le terrorisme. En utilisant cette appellation, il peut mettre dans un même sac les courants les plus modérés des Frères musulmans, classés terroristes par l'État, et les jihadistes du mouvement Ansar Bayt el-Maqdis, affilés à l'État islamique (EI), qui opère dans le Sinaï.

 

(Lire aussi : Pro-Sissi, « l'opinion publique est disposée à tolérer certains abus »)

 

Moindre mal ?
Sa longévité est aussi liée à l'évolution de la situation régionale. M. Sissi profite d'un retour de l'idée longtemps répandue dans les chancelleries occidentales que l'autoritarisme est le seul moyen pour contrer l'expansion islamiste. Une théorie du moindre mal, en quelque sorte, qui a permis à l'actuel raïs égyptien de réprimer ses opposants sur la scène interne, de coopérer avec le gouvernement israélien dans la gestion de la tumultueuse région du Sinaï, d'intervenir en Libye au secours de son ami le général Haftar et enfin de participer à la coalition arabe contre le Yémen.
M. Sissi profite d'une certaine réaction conservatrice, à l'échelle mondiale, qui tend dans une certaine mesure à redorer le blason de quelques leaders « forts » qui entretiennent une réputation de laïcisme sous couvert de combattre le prosélytisme religieux. La montée en puissance de l'EI, en Irak et en Syrie, mais aussi dans le Sinaï et en Libye, participe à légitimer la politique de M. Sissi, comme l'atteste la récente décision américaine de dégeler son aide à l'Égypte.
Mais les rivalités que l'Égypte entretient encore avec la Turquie et le Qatar, et le récent rapprochement entre l'Arabie saoudite et les Frères musulmans pourraient changer la donne régionale et fragiliser le pouvoir du maréchal. Aujourd'hui, l'État égyptien ne survit que grâce aux dons des pétromonarchies du Golfe. Autrement dit, il est dans une position de quasi-subordonné, assez paradoxale pour un État historiquement aussi important que l'Égypte, dont il aura bien du mal à s'extirper. Car elle est peut-être là, la plus grande faiblesse de M. Sissi : dans son incapacité à redynamiser l'économie égyptienne. Une économie structurellement faible qui devra pourtant faire face à d'immenses défis, notamment sur le plan démographique, dans les années à venir.
M. Sissi a gagné parce que les Égyptiens ont préféré l'ordre à l'instabilité. Pas sûr pour autant qu'ils opteront pour le même choix s'ils ont un jour à choisir entre l'ordre et le... pain.

 

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« Les réseaux sociaux et le cyberactivisme constituent la seule force d'opposition aujourd'hui »

De notre envoyée spéciale au CAIRE, Laure VAN RUYMBEKE

Fer de lance de la révolution égyptienne en 2011, les cyberactivistes, épargnés sous la parenthèse des Frères musulmans, se dispersent sous l'ère Sissi, élu à la présidence il y a tout juste un an. Autopsie d'un mouvement qui montre des signes d'essoufflement.

 

L'entrée du syndicat des journalistes avec les images (du côté droit) des journalistes tués dans des affrontements alors qu'ils faisaient simplement leur travail : Mayada Ashraf et al-Husseiny Abou Deif.

 

Le 11 mai courant, Mahfouz Saber, alors ministre de la Justice, confie, lors d'un entretien télévisé, qu'un enfant d'éboueur ne peut prétendre à la prestigieuse fonction de magistrat en Égypte. Les réseaux sociaux s'enflamment et les critiques fusent de toutes parts. Le lendemain, le ministre est poussé à la démission. Si cet incident témoigne d'une vitalité des réseaux sociaux, les cyberactivistes égyptiens semblent détenir un pouvoir en trompe-l'œil. Ceux qui ont collectivement précipité la révolution du 25 janvier sont désormais sceptiques face à la dérive autoritaire qui les asphyxie et qui censure les médias. L'oppression contre les partisans des Frères musulmans et pro-Mohammad Morsi, l'ex-président égyptien condamné récemment à la peine capitale, est brutale. Ex-blogueurs et activistes de la révolution portent aujourd'hui un regard mitigé sur l'actualité. Si certains, à leurs risques et périls, n'ont pas changé de stratégie, d'autres, par réalisme politique, se retirent en douceur du paysage radicalement contestataire.

 

(Lire aussi : « Les Ikhwan ne sont plus en opposition avec un appareil d’État, mais avec une grande partie de la société »)

 

Un an de grâce
Rasha Azab est journaliste depuis douze ans. Au cœur du syndicat des journalistes égyptiens, elle parle avec franchise et aplomb de ses premiers pas dans le blogging, nés avec la révolution tunisienne. « J'ai senti que les choses allaient prendre une même tournure en Égypte », confie la jeune femme âgée d'une trentaine d'années. « Le 25 janvier, les Égyptiens ont décidé d'investir la rue grâce à l'appel à la mobilisation lancé sur les réseaux sociaux. Le lendemain, les autorités ont bloqué les réseaux de communication. Puis à partir du 28, les gens sont descendus spontanément dans la rue et les premiers heurts avec la police ont dégénéré, causant plusieurs morts. La révolution est alors devenue irréversible », poursuit Rasha, discrètement rejointe par l'activiste Ahmad Harara, devenu le symbole de lutte contre l'ancien régime après sa cécité survenue lors d'affrontements avec la police. Les médias sociaux, selon elle, n'ont pas fait la révolution, ils l'ont simplement soutenue. « Avant et pendant les événements de la place Tahrir, les médias officiels jouaient la désinformation pour brouiller les images et les messages de la révolution. Les cyberactivistes ont compris que leur rôle consistait à rétablir la vérité. »
L'arrivée de Mohammad Morsi au pouvoir, en juin 2012, a considérablement accru ce phénomène. Explication de Sherif Azer, militant des droits de l'homme qui finalise actuellement sa thèse à l'Université d'York (Royaume-Uni), portant sur le cyberactivisme en Égypte : « Sous la présidence des Frères musulmans, il y a eu de plus en plus de libertés. Non pas qu'ils croyaient dans la liberté d'expression, mais parce qu'ils ne pouvaient tout simplement pas la maîtriser. L'État laissait faire et se réjouissait même de les voir attaqués et ridiculisés sur la toile. C'était un grand moment pour les réseaux sociaux et les cyberactivistes. » Mais plus pour longtemps. Lorsque l'armée reprend le pouvoir en juin 2013, beaucoup de blogueurs qui avaient, en 2011, soutenu les Frères musulmans quittent le pays.

Le vent tourne
Élu président de la République le 28 mai 2014, le général Abdelfattah el-Sissi fait de la stabilité et de la lutte contre le terrorisme son mythe fondateur. Une seule ligne est à respecter : la sienne. La presse est muselée. « Désormais, l'Égypte vit au rythme d'une censure que le pays n'a jamais connue, même aux pires années de son histoire, explique Rasha Azab. La presse se range derrière une seule voix et quiconque essaye d'exprimer un point de vue nuancé risque de s'attirer les foudres des autorités. » Les blogueurs sont surveillés de très près, certains se retrouvent derrière les barreaux. À l'image de Alaa Abdel Fattah, en prison, entre autres, pour avoir manifesté contre la Protest Law, une loi mise en place en novembre 2013 qui exige justement une permission de l'Intérieur pour manifester. En plus de cela, tweet à l'appui, il vient tout juste d'être accusé d'avoir manqué de respect aux juges avant son séjour en prison.
Rasha Azab, quant à elle, est dans une position délicate. Entre son métier de journaliste et le blogging, elle doit manœuvrer sans jamais franchir la ligne rouge. « Quand j'écris sur un réseau social, il m'arrive parfois de rencontrer des problèmes avec mes collègues journalistes et mon directeur de publication. » Selon Sherif Azer, le gouvernement essaiera, dans les jours à venir, de faire passer une loi contre la cybercriminalité. « Cela leur permettrait de poursuivre en justice les blogueurs sans attendre d'autres crimes de leur part. » Mais, ajoute-t-il, « l'arrestation de certains cyberactivistes suscite des nouvelles campagnes tous les jours. À titre d'exemple, Alaa (Abdel Fattah) est devenu le symbole d'une lutte contre la répression. Toutefois, le principal problème est que la majorité de la population se réjouit de les voir en prison car, pour eux, ils sont des perturbateurs qui affectent la stabilité du pays. »

« La boule de neige roule déjà »
C'est justement cette stabilité qui est farouchement brandie par le gouvernement Sissi, qui trouve écho dans une société devenue très violente. « Ceux qui ont souffert pendant des années d'insécurité dans le pays n'en peuvent plus, analyse le chercheur. Ils ont décidé de revenir à un régime qui leur présente la répression comme solution. Mais toujours est-il que les réseaux sociaux et le cyberactivisme constituent la seule force d'opposition aujourd'hui. »
Mohammad Helmy, producteur de télévision de la chaîne al-Nahar, soutient, quant à lui, que « l'Égypte a besoin d'un homme fort pour ramener, dans un premier temps, la stabilité et la sécurité. C'est une question de priorités : on ne peut pas parler aux gens de libertés alors que des soldats sont tués tous les jours dans le Sinaï. Une fois le calme rétabli, on pourra passer au stade supérieur, c'est-à-dire à une démocratisation de la société ». Une vision qui semble aller dans le sens de celle d'un ex-blogueur de la révolution, qui a souhaité garder son anonymat. « L'Égypte est bien différente du temps où j'ai créé mon blog. Beaucoup de choses ont été accomplies et malgré toutes les atrocités commises ces derniers temps, des fragments de la société ont pu s'ouvrir et se démocratiser. La boule de neige roule déjà, il ne serait pas prudent de tout recommencer. »
Plus de quatre ans après la révolution du 25 janvier, les choses semblent, en apparence, revenir à la case départ. À la différence que, malgré les menaces du régime, les Égyptiens n'ont plus peur de parler.

 

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Sissi en IV actes...  
par A.S.

 

 

Pas toi, Brutus


Khaled Desouki/AFP/Getty Image


L'histoire ne manque pas d'ironie et de tragique. En août 2012, le président égyptien Mohammad Morsi nomme un nouveau chef à la tête de l'armée et au poste de ministre de la Défense, un certain Abdel Fattah el-Sissi. Moins d'un an plus tard, ce dernier, loin de se sentir redevable, prendra la tête d'un coup d'État pour renverser le pouvoir en place. M. Morsi a-t-il été trop crédule ? L'ascension du nouvel homme fort de l'Égypte était-elle de toute façon inévitable ? Difficile de répondre mais assurément, dans la solitude de sa geôle, M. Morsi ne doit pas manquer de repenser encore et encore à ce choix...

 

 

Sissimania


Photo AFP


Le 29 mai 2014, à la suite d'une élection étalée sur trois jours, Abdel Fattah el-Sissi remporte l'élection présidentielle égyptienne en recueillant... 96,2 % des suffrages exprimés. Un score qui n'a pas grand-chose à envier aux pires années de l'autoritarisme arabe et qui sonne, vu de l'extérieur, comme un véritable retour en arrière. En Égypte, la sissimania bat son plein et les portraits du nouveau raïs sont visibles un peu partout... sauf dans les fiefs des Frères musulmans. L'entreprise médiatico-politique qui présente M. Sissi comme le sauveur de la nation fonctionne à merveille : la comparaison avec Gamal Abdel Nasser est sur toutes les lèvres...

 

L'espace d'une idylle


Tous les ingrédients étaient réunis pour que s'ébauche une idylle entre Abdel Fattah el-Sissi et Vladimir Poutine. Les deux hommes ont un ennemi commun : l'islamisme politique, dans toutes ses variantes. Les deux hommes ont une même vision de la politique : puissance, virilité, providentialisme et nationalisme. Surtout, les deux hommes ne rateraient pas une occasion de titiller, voire d'agacer, la première puissance mondiale : les États-Unis d'Amérique. Mais malgré toutes les similitudes entre les deux hommes, c'est toujours la raison qui finit par l'emporter : l'Égypte ne peut plus, comme elle l'a fait autrefois, tourner le dos aux États-Unis pour se jeter dans les bras des Russes...

 

 

 Avec le temps, va...


Photo AFP


Le deal est simple : l'un a besoin du soutien du pays le plus peuplé du monde arabe, de la légitimité de l'Université d'al-Azhar et des forces armées égyptiennes ; l'autre a besoin des pétrodollars. Échanges de bons procédés entre l'Arabie saoudite et l'Égypte... Dernier exemple en date, l'Égypte a rejoint une coalition d'État menée par l'Arabie saoudite pour lancer une offensive contre les houthis au Yémen. Autant dire qu'il est loin le temps où les deux États se disputaient l'hégémonie sunnite dans la région, où le panarabisme de Nasser effrayait les dirigeants du royaume wahhabite, où les deux États s'affrontaient, plus ou moins directement, sur la scène... yéménite.

 

Pour mémoire
A Charm el-Cheikh, l’Égypte de Sissi confortée dans son rôle-clé contre les jihadistes

« Grâce au président Sissi, la situation des coptes d’Égypte s’est nettement améliorée »

« Pire que Moubarak », titrait l'hebdomadaire britannique The Economist il y a quelques semaines dans un article sur la répression menée par le président égyptien Abdel Fattah el-Sissi. Un constat alarmant motivé par de multiples arguments : État policier, musellement de la presse – le célèbre humouriste Bassem Youssef en a fait les frais –, arrestations, voire exécutions des...

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