L'ironie du sort a voulu que le quinzième anniversaire du retrait israélien du Liban-Sud coïncide avec la première commémoration du vide présidentiel.
Ironie, parce que les deux sont en fait inextricablement liés au plan politique.
Sans doute une fable des temps modernes serait-elle mieux à même de résumer ce lien : un ancien Premier ministre en visite il y a quelques années à Téhéran raconte que lors de sa rencontre avec le guide spirituel de la République islamique d'Iran, l'ayatollah Ali Khamenei, ce dernier lui fit part, les yeux brillants, de son amour immodéré pour le Liban. « Ce pays est magnifique, c'est la perle de la région, affirma le dignitaire religieux. Il me rappelle le personnage central d'un livre que j'aime particulièrement : Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Le Liban est comme Esmeralda. Elle est si belle que tant d'hommes voudraient pouvoir la posséder. Mais Esmeralda, pour se protéger, dispose d'une arme redoutable : sa dague. Le Liban, pour se protéger de tous ceux qui souhaitent se l'approprier, a aussi sa dague : c'est la résistance. »
Laconique, l'ancien Premier ministre répliqua : « Certes. Mais le tout, c'est qu'Esmeralda ne finisse pas par se blesser sérieusement avec sa dague. »
L'histoire ne dit pas quelle fut la réaction du wali el-faqih iranien. Mais il ne fait aucun doute que la réponse n'était guère en harmonie avec son fantasme de la belle gitane qui ne s'offre dans l'intimité qu'à sa dague protectrice...
Car il s'agit bien d'une affaire de fantasmes. Fantasme présidentiel du chef du Courant patriotique libre, Michel Aoun, qui rêve d'arriver à Baabda depuis 1988, contre vents et marées. Les ambitions présidentielles du général Aoun sont certes légitimes, mais pas au point, face à l'impossibilité de se faire élire selon les procédés démocratiques du régime politique actuel, de réclamer des mécanismes électoraux taillés sur mesure pour son auguste personne... Que ces mécanismes en viennent à dénaturer la morphologie du régime, le général s'en soucie peu. Après tout, la fin justifie les moyens et après moi le déluge...
Dans la perception du chef du CPL et de ses adeptes, ce n'est pas le général Aoun et ses hommes qui boycottent l'élection présidentielle. C'est le système politique qui refuse de reconnaître au général Aoun sa suprématie absolue, et le fait que le fauteuil présidentiel lui revient de droit, comme le fameux soulier au pied de Cendrillon. Qu'importe que ce soit au dépit du bon sens, des normes et de la Constitution... Le diable est tapi dans les détails, et il y en a tellement... Jules César, Napoléon et de Gaulle, eux, ne se seraient pas embarrassés de tels colifichets de légalisme pour que leur grandeur soit officiellement entérinée, pour que le sacre tant attendu ait enfin lieu. Napoléon n'avait-il d'ailleurs pas lui-même posé la couronne sur sa tête en la cathédrale Notre-Dame de Paris, après un plébiscite de 99,9 % ?
Mais si le général Aoun et son bloc sont aujourd'hui les artisans du blocage, ceux qui contribuent, en raison de l'obstination du chef du CPL à accomplir ses rêves d'enfant, à paralyser l'échéance, le maestro est ailleurs.
Le maestro est le même que le libérateur du Liban-Sud en l'an 2000, et se sert de l'idée fixe du chef du CPL, du pouvoir de nuisance de ce dernier, comme d'un atout stratégique au sein d'un grand jeu beaucoup plus complexe que tout ce débat resté au ras des pâquerettes.
Le blocage de la présidentielle reste un pion permettant à Téhéran de marchander sur le compte des Libanais, dont il envoie entre-temps une partie au casse-pipe défendre ses intérêts sur tous les fronts arabes, partout où il caresse l'idée de restaurer l'empire de Darius III.
Pourquoi le parti chiite et ses maîtres s'embarrasseraient-ils d'un nouveau Michel Sleiman, susceptible, par égard pour l'intérêt national supérieur, de délégitimer leurs ingérences par-delà les frontières au service de la Perse ?
Un Liban cadavérique, avec une société divisée et rongée par le sectarisme, des institutions esquintées, une économie à plat et une culture qui s'affadit de jour en jour, n'est-il pas plus aisé à dominer ?
Passé maître dans l'art des manipulations et des perversions, l'Iran et son souverain pontife continuent de zyeuter Esmeralda avec le même regard gonflé de désir, quand bien même la belle gitane est toute mutilée, saignée à blanc à force de continuer à se faire mal avec sa dague rouillée, sur laquelle elle n'a plus aucune volonté, et qui sert même désormais les noirs desseins de ses agresseurs.
Avec le Hezbollah, le Liban n'est plus dans Notre-Dame de Paris, mais dans Cinquante nuances de Grey, ou plutôt – puisqu'il n'y a dans l'affaire que perversion et morbidité sans plaisir aucun –, dans Justine ou les malheurs de la vertu, ou encore Les 120 journées de Sodome.
Qu'à cela ne tienne, l'histoire nous apprend qu'au Liban, les forfaitures, abus de pouvoir et autres trahisons ne durent jamais longtemps et que chacun finit par recouvrer bien rapidement sa juste dimension. Il existe toujours un sursaut de dignité, mêlé d'un attachement passionnel à la liberté, qui finit par s'exprimer.
À condition que la version persane de l'archidiacre Frollo, l'ayatollah Khamenei et ses hommes en noir ne livrent pas à leur tour le Liban-Esmeralda au gibet/suicide de la violence millénariste.
Sans doute une fable des temps modernes serait-elle mieux à même de résumer ce lien : un ancien Premier ministre en visite il y a quelques années à...
commentaires (6)
Gaulliste que je suis depuis le 18 juin 1940, je dénie à quiconque le droit de se comparer au général de Gaulle. Surtout lorsque cela provient de la part de certains sous-hommes. Dont acte.
Un Libanais
13 h 02, le 25 mai 2015