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Moyen Orient et Monde - Anniversaire

« Un malaise très profond » ronge la société jordanienne

Le royaume hachémite célèbre le 25 mai sa soixante-neuvième année d'indépendance.

Les Rois Abdallah Ier, Hussein et Abdallah II de Jordanie. Photomontage Mohammad Yassine

« La Jordanie n'existe pas. » « Le royaume hachémite est une pure invention impérialiste. » Combien de fois a-t-on entendu ces réflexions? Aujourd'hui, la Jordanie existe bel et bien pourtant, et le royaume s'affirme de plus en plus sur la scène régionale.
C'est en 1923 que les Britanniques créèrent l'« émirat hachémite de Transjordanie » à l'est du Jourdain, attribué à Abdallah ben Hussein à la suite de l'alliance victorieuse conclue entre sa famille et les Britanniques lors de la Première Guerre mondiale contre les Ottomans.
Le 25 mai 1946, l'émirat acquiert son indépendance et devient le « royaume hachémite de Transjordanie ». Ce n'est qu'en 1949 que le royaume change de nom pour devenir le « royaume hachémite de Jordanie » (sans le préfixe « Trans- ») ou, plus communément, la Jordanie. C'est à la même époque que ce jeune pays accueille sur son territoire plusieurs centaines de milliers de Palestiniens chassés par la guerre après la création de l'État d'Israël.
Plus tard, le royaume se rapproche du régime de l'Égyptien Gamal Abdel Nasser et entre en guerre contre Israël lors de la guerre des Six-Jours en 1967. Son armée est toutefois écrasée par les Israéliens qui s'emparent de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Le royaume accueille 300 000 Palestiniens de plus fuyant le conflit. Après la guerre, le pays perd beaucoup de son prestige aux yeux des Palestiniens qui y installent « un État dans l'État » et mènent leur propre lutte contre Israël depuis le territoire jordanien. Face à cette déstabilisation et aux tentatives de putsch contre le pouvoir hachémite, ce dernier lance en septembre 1970 (appelé Septembre noir) une répression contre les activistes palestiniens et chasse les groupes armés du pays. Un traité de paix est enfin signé avec Israël en 1994, entre le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et le roi Hussein. Ce dernier meurt en 1999 suite à un cancer, et son fils Abdallah II lui succède.

 

Un pays fragile
La Jordanie est fondée sur plusieurs fragilités structurelles. La première est d'ordre économique. Plus de 90 % du territoire jordanien est désertique et le pays manque de ressources naturelles. Son économie repose donc principalement sur le secteur tertiaire : les finances, le tourisme et l'immobilier. Contrairement aux idées reçues, l'agriculture n'emploie qu'un peu plus de 1 % de la main-d'œuvre jordanienne.
D'où la deuxième fragilité : la dépendance du royaume vis-à-vis de l'extérieur. Vu ses faibles ressources, la Jordanie dépend énormément des aides extérieures. Le royaume est sous perfusion continuelle. Les principaux donateurs sont les États-Unis qui entrent en scène à partir des années 50 pour prendre le relais des Britanniques qui se sont retirés petit à petit. À une certaine époque, le royaume bénéficie de l'aide de l'Irak de Saddam Hussein, notamment en pétrole. Les Saoudiens soutiennent eux aussi, mais d'une manière irrégulière, la Jordanie. Sans oublier les institutions internationales comme le FMI et la Banque mondiale. Sans ces soutiens économiques de taille, le régime n'aurait pas pu survivre.

La Jordanie n'aurait jamais rien payé pour ses armes
Selon Philippe Gunet, analyste politique spécial des questions de défense et de sécurité, certaines sources affirment en outre que la Jordanie n'a jamais payé un sou pour ses chars et ses avions. Ils ont toujours été acquittés par les aides extérieures, qu'elles soient américaines, saoudiennes, émiraties et même irakiennes.
Ce qui peut expliquer très clairement les choix de la Jordanie de faire partie de la coalition anti-EI (État islamique, Daech) dirigée par les Américains, ou la coalition antihouthis dirigée par Riyad. Ou même sa participation à la coalition formée contre Mouammar Kadhafi en Libye en 2011. Ce qui explique également sa politique face à la crise syrienne, puisqu'elle ne peut rien refuser aux États-Unis ou à l'Arabie saoudite.

 

Le conflit israélo-palestinien
Autre malheur pour le pays, sa position géostratégique dans une région en effervescence perpétuelle. Du conflit israélo-palestinien aux deux guerres irakiennes, en passant par le printemps arabe et la crise syrienne, la Jordanie est toujours touchée de plein fouet, notamment avec l'afflux massif de réfugiés (palestiniens, irakiens, syriens).
Ainsi, le pays a été dès le début emporté par le tourbillon du conflit israélo-palestinien, qui a entraîné l'implantation de centaines de milliers de réfugiés palestiniens sur son territoire. Aujourd'hui, on estime que deux tiers des habitants de la Jordanie sont d'origine palestinienne (dont certains sont toujours dans des camps).
D'où l'importance pour le pouvoir, durant presque 40 ans (de 1948 à 1988), de créer une fédération jordano-palestinienne, une vision partagée par un certain Ariel Sharon.
Une autre priorité pour la monarchie a été d'intégrer cette population palestinienne, tout en écrasant tout leadership proprement palestinien. Pour ce faire, le pouvoir s'appuie essentiellement sur les Transjordaniens, qu'on appelle aussi les Jordaniens de souche (dont une grande partie de Bédouins). Ils forment le gros de l'administration et des forces militaires ainsi que des services de renseignements du pays. De facto, la population d'origine palestinienne se trouve marginalisée du centre du pouvoir.
Le nouveau poids à porter aujourd'hui par le royaume est celui des réfugiés syriens. La Jordanie accueille 1,3 million de réfugiés pour une population de 6,7 millions de personnes. Ces réfugiés posent un défi majeur pour les autorités jordaniennes du point de vue démographique, économique et même environnemental, notamment en ce qui concerne l'eau.
Ce grand nombre de réfugiés apporte une main-d'œuvre bon marché qui concurrence la main-d'œuvre locale. Une situation également vécue au Liban, qui accueille plus d'un million de réfugiés. L'afflux de réfugiés fait en outre grimper le prix des loyers, ce qui alimente la grogne sociale. D'où, dernièrement, le cri d'alarme du prince Hassan ben Talal qui a affirmé lors d'une conférence à Amman : « Imaginez toute la population canadienne réfugiée aux États-Unis ! »

 

Le malaise jordanien
La crise économique et le printemps arabe ont par ailleurs montré « un malaise très profond dans la société jordanienne », estime Hana Jaber, chercheuse associée au Collège de France. « L'insatisfaction est un élément de cohésion de la population qu'elle soit transjordanienne ou palestinienne », souligne la chercheuse, qui se demande en outre s'il faut parler de malaise ou d'appartenance.
Suite aux révoltes arabes en 2011, des milliers de manifestants jordaniens sont descendus dans les rues, portant des revendications essentiellement socio-économiques et contre la corruption.
Les revendications politiques, elles, étaient assez floues, puisqu'elles divergeaient selon les groupes de la population qu'ils soient Frères musulmans, d'origine palestinienne ou Jordaniens de souche. Il n'y a pas eu en tout cas de protestation réelle contre la monarchie hachémite, à part celle concernant la corruption de certains de ses membres.
« Les autorités ont utilisé les mêmes recettes pour réagir aux problèmes rencontrés et aux contestations populaires : elles essayent d'abord de mater les manifestations, ensuite le pouvoir procède à un changement de gouvernement pour répondre aux revendications populaires », explique Hana Jaber, ajoutant : « Dans ce contexte, la Jordanie est l'un des pays qui a connu le plus de gouvernements dans son histoire proportionnellement à sa population. On a en moyenne un gouvernement tous les dix mois. »
Hana Jaber s'interroge par ailleurs sur la revendication de ceux qui appellent à une monarchie constitutionnelle en Jordanie, la chercheuse estimant que le pays est déjà une monarchie constitutionnelle : il y a une Constitution, les pouvoirs du roi ne sont pas absolus. « Par contre, nous ne sommes pas dans une monarchie parlementaire. D'où le fait que le gouvernement doit rendre des comptes non pas aux parlementaires mais au monarque », explique-t-elle.

 

La monarchie
Certains ont imputé ce malaise à Abdallah II par opposition au très charismatique roi Hussein. Mais pour Hana Jaber, « il y a une certaine continuité au sein de la monarchie, notamment entre le roi Hussein et son fils Abdallah II, malgré le fait que la population considère généralement qu'il y a eu une coupure entre les deux ». Selon elle, « la politique est la même, malgré les changements du contexte régional parfois. C'est au niveau du style qu'il y a une différence entre les deux monarques : Abdallah II est vu comme "trop british" de par son éducation, alors que le roi Hussein avait une aisance sociale remarquable. Il pouvait être à l'aise aussi bien parmi les Bédouins ou dans un camp palestinien qu'avec la reine d'Angleterre. C'est quelque chose que Abdallah II n'a absolument pas. En l'occurrence, il est perçu comme quelqu'un qui n'est pas intéressé par son peuple. De là, il s'est attiré une antipathie qui va alimenter les frustrations sociales populaires ».

 

Une identité jordanienne
Hana Jaber explique toutefois que « le contexte régional actuel, combiné au soutien accordé à la monarchie par plusieurs acteurs étrangers préoccupés par les conséquences régionales de l'instabilité en Jordanie, a renforcé le régime en repoussant toute urgence dans les réformes. Néanmoins, il n'est pas sûr que la situation puisse perdurer, compte tenu de la persistance des défis et de l'effet déstabilisateur des réfugiés syriens sur l'équilibre démographique fragile de la Jordanie ».
Il n'en reste pas moins que la monarchie jordanienne, notamment avec les rois Hussein et Abdallah II, a une vision politique non seulement nationale mais également régionale. Toutefois, entre ce qu'elle voudrait entreprendre, ce que lui demandent ses bailleurs de fonds et la pression de sa population, elle a malheureusement une marge de manœuvre très étroite.
Reste un dernier défi majeur pour la monarchie hachémite : la création d'une identité jordanienne spécifique, qui jusqu'à présent n'a pas réussi à émerger. Ces dernières années, le pouvoir lance des slogans tels que : Jordanie d'abord, fier d'être jordanien, etc. Des slogans qui illustrent en fait le manque d'appartenance nationale de la part d'une population à composantes plurielles, qui a créé ce que certains observateurs appellent « une nation hybride ». Or, aujourd'hui, il n'existe toujours pas une « jordanité » qui transcende les clivages.

 

Pour mémoire

En Jordanie, les Frères musulmans déstabilisés par une crise interne

« La Jordanie n'existe pas. » « Le royaume hachémite est une pure invention impérialiste. » Combien de fois a-t-on entendu ces réflexions? Aujourd'hui, la Jordanie existe bel et bien pourtant, et le royaume s'affirme de plus en plus sur la scène régionale.C'est en 1923 que les Britanniques créèrent l'« émirat hachémite de Transjordanie » à l'est du Jourdain, attribué à...

commentaires (1)

Ce petit pays a su s'appuyer sur des services de renseignements efficaces et vigilents compensant sa faiblesse. Les gouvernants jordaniens ont vite compris que sans une cinquième colonne gardienne des intérêts du royaume hachémite, les troubles et soubresauts des pays riverains auaient fini par morceler ce pays. La survie du pays leur doit beaucoup. Le Liban aurait intérêt à tirer la leçon.

Dounia Mansour Abdelnour

15 h 58, le 26 mai 2015

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Commentaires (1)

  • Ce petit pays a su s'appuyer sur des services de renseignements efficaces et vigilents compensant sa faiblesse. Les gouvernants jordaniens ont vite compris que sans une cinquième colonne gardienne des intérêts du royaume hachémite, les troubles et soubresauts des pays riverains auaient fini par morceler ce pays. La survie du pays leur doit beaucoup. Le Liban aurait intérêt à tirer la leçon.

    Dounia Mansour Abdelnour

    15 h 58, le 26 mai 2015

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