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Liban - Reportage

« J’aurais préféré que mon fils fût tué dans les combats »

Depuis octobre dernier, ce Libanais de Rachaya passe la majeure partie de son temps sous une tente place Riad el-Solh, pour que l'on n'oublie pas son fils soldat aux mains des jihadistes. Quelques heures dans ce lourd quotidien.

Hussein Youssef, père de Mohammad, un soldat otage de l’organisation État islamique depuis août dernier, mène depuis octobre un sit-in place Riad el-Solh, pour la libération de son fils. Photo Anne Ilcinkas

Place Riad el-Solh, au centre-ville de Beyrouth. Au pied du Grand Sérail, une demi-douzaine de tentes font partie du paysage depuis octobre dernier. S'y relaient les proches des familles des militaires libanais pris en otage lors de combats sanglants à Ersal (Békaa), en août 2014, entre l'armée et des jihadistes venus majoritairement de Syrie.
Depuis août, une petite dizaine d'otages ont été libérés. Quatre ont été mis à mort. Ces dernières semaines, des informations laissent entendre qu'une libération des 16 otages toujours aux mains du Front al-Nosra pourrait être proche. Presque aucune nouvelle ne filtre, en revanche, sur le sort des neuf autres militaires retenus par l'organisation État islamique. Parmi eux, le soldat Mohammad, 28 ans.
Son père, Hussein Youssef, fait partie de ces proches d'otages qui passent depuis des mois la majeure partie de leur vie sous les tentes de Riad el-Solh, un sit-in pour que personne n'oublie que leurs enfants, des hommes au service de la sécurité du pays, sont toujours otages.
Mardi dernier, Hussein Youssef était sous sa tente. Il y avait passé la nuit précédente, au terme d'une énième journée d'angoisse et d'attente.

« J'ai senti que quelque chose de terrible était arrivé »
La journée vient de commencer, mais la température atteint déjà plus de 35 degrés. La tente de toile bleue est une étuve, Hussein a fui à l'extérieur. En chemise et pantalon gris, tongs aux pieds, il parcourt les dernières informations sur son smartphone en espérant tomber sur la bonne nouvelle tant attendue. Bientôt cinquante ans, visage buriné, cheveux noirs et silhouette sèche, Hussein Youssef vient du village de Mdoukha, à Rachaya, dans la Békaa. À une centaine de kilomètres de Beyrouth. Là où l'air est sain et doux. « Je ne suis pas habitué à une telle chaleur », se plaint-il.
Dans sa tente, au-dessus de deux lits métalliques, trônent deux portraits de Mohammad à côté de celui de l'ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri. À l'extérieur, on aperçoit un réservoir d'eau et deux latrines sèches. Pour la douche, Hussein Youssef n'a d'autre choix que de se rendre chez des proches vivant à Beyrouth.
Autour de lui, en ce petit matin, le camp improvisé est plutôt calme, presque désert si ce n'est pour les portraits de militaires otages qui trônent au-dessus des tentes secouées par le souffle chaud du vent. Seuls quelques proches s'activent en vue de passer une nouvelle journée dans la rue pour réclamer la libération de leurs proches.

 

 


Quand on demande à Hussein Youssef de se remémorer la journée du 2 août, sa gorge se serre. « J'ai tout de suite senti que quelque chose de terrible était arrivé à mon fils », raconte-t-il, les yeux rougis. Mais l'homme reste digne, tout en colère et tristesse contenues.
Mohammad était marié depuis près d'un an et demi au moment de la bataille de Ersal. Son fils avait à peine trois mois. Le jeune soldat avait emménagé dans un étage supérieur de l'immeuble familial à Mdoukha. « J'aidais son épouse Ghinwa à meubler l'appartement, quand j'ai reçu une alerte sur mon portable faisant état de combats dans la zone où Mohammad se trouvait, se rappelle son père avec amertume. Nous avons toutefois réussi à le contacter et il nous a dit qu'il se trouvait dans un sale pétrin et qu'il n'était pas sûr de pouvoir s'en sortir. Quelques minutes plus tard, la ligne était coupée. »

Pendant plus d'un mois, la famille Youssef croit que Mohammad a été tué. Jusqu'au jour où le soldat apparaît dans une vidéo diffusée sur Internet par les jihadistes. « Malgré la douleur de le voir en captivité, nous étions soulagés qu'il soit toujours en vie », se souvient son père.
« Nos fils se sont engagés dans l'armée afin de servir et, s'il le faut, mourir pour la patrie, non pour être pris en otage », martèle Hussein Youssef, le front dégoulinant de sueur sous le soleil de plomb qui cuit Beyrouth.
Le dernier contact, par téléphone, entre Hussein et son fils remonte à environ sept mois. À intervalles réguliers, les jihadistes laissent leurs otages contacter leur famille, un moyen de faire passer des messages et d'augmenter la pression. Trois jours après ce contact, c'est la douche froide : Mohammad apparaît dans une nouvelle vidéo postée par les jihadistes qui menacent de le décapiter ainsi que deux autres militaires. « Le pire jour de ma vie », confie son père, la voix brisée. Le titre de la célèbre chanson de Wadih el-Safi, Lebnan, ya Atiit sama (Liban, parcelle du ciel), lui vient alors à l'esprit. « Malheureusement, la vie au Liban est devenue un enfer sur terre... », se désole-t-il.

 

(Dossier : Qui sont les militaires libanais otages des jihadistes?)

 

« Souvent, j'ai envie de pleurer, mais je n'arrive pas »
C'est pour que l'enfer finisse que Hussein Youssef reste mobilisé sous sa tente. Il lui est difficile de vivre dans un environnement « totalement étranger » comme Beyrouth, mais son fils « prime sur tout ».
Si ce policier municipal garde toujours son emploi grâce à « l'amabilité » de ses supérieurs, il avoue que la poursuite du sit-in a entraîné une réduction de ses rentrées financières et augmenté ses dépenses. Certaines parties « ont tenté de nous aider financièrement, mais nous avons refusé », indique-t-il, sans plus de précisions.

Dans sa tente, il vit désormais seul. Le bébé de Mohammad a attrapé un virus et le reste de la famille a décidé de retourner dans la Békaa pour s'occuper de lui. « Il m'arrive des fois de rester trois semaines d'affilée ici », raconte-t-il.
Quand le camp devient trop étroit pour Hussein Youssef, c'est dans les petits parcs avoisinants qu'il trouve refuge. « Le bruit de l'eau me calme les nerfs, explique-t-il, assis sur un banc devant une fontaine. Parfois, aussi, je prends ma voiture et me rends au bord de la mer. Regarder au loin m'aide à sortir de ce quotidien qui pèse lourd. »
Plongé dans ses pensées, Hussein Youssef marque une petite pause. « Souvent, j'ai envie de pleurer, mais je n'y arrive pas. Je me contrôle beaucoup trop et c'est fatiguant », reprend-il, en tirant sur une énième cigarette. Il fumera trois paquets ce jour-là. « Le stress et les soucis », se justifie-t-il. Par contre, « un sandwich toutes les 24 heures me suffit ».

Le seul qui puisse redonner le sourire à cet homme meurtri est son petit-fils. « Quand je sombre dans mes pensées noires, il n'y a personne ici qui puisse vraiment me réconforter, confie-t-il. Penser à mon petit-fils me donne la force de continuer. Finalement, c'est pour lui aussi que nous endurons tout cela. »
C'est aussi auprès de Dieu que le quinquagénaire affirme trouver refuge, même si ce musulman sunnite admet ne pas accomplir les cinq prières quotidiennes. « Ma tête est ailleurs, mais je prie toujours avec mon cœur et ma foi est inébranlable », dit-il.

 

Sur la lunette arrière de la voiture de Hussein Youssef, une photo de son fils, otage de l'organisation État islamique, et de son petit-fils. Photo Anne Ilcinkas. 

 

« J'aurai préféré que mon fils fût tué dans les combats »
Le téléphone de Hussein Youssef sonne, c'est une alerte : le général Abbas Ibrahim, chargé des négociations, assure qu'un climat positif entoure le processus de libération des otages. S'il se dit quelque peu réconforté, l'homme reste dubitatif : « Certes, nous nous attachons à toute lueur d'espoir. Mais comment fait-on état de "climat positif" alors que les combats dans le Qalamoun voisin font rage, non loin du lieu de détention de nos fils ? » s'interroge-t-il, en référence aux combats qui opposent depuis près de trois semaines le Hezbollah aux jihadistes dans cette région montagneuse à la frontière libano-syrienne.

Ce regain de tension sur le terrain accroît tellement l'angoisse de ce père qu'il finit par lâcher : « J'aurais préféré que mon fils ait été tué lors des combats. Depuis sa captivité, je meurs chaque jour. »
Mais Mohammad est otage et il n'est pas question de baisser les bras. De retour au lieu du sit-in, celui qui est vite devenu le porte-parole des proches des militaires otages fait la tournée des tentes et salue les familles présentes. Tout le monde se réunit autour d'un café. Une occasion pour critiquer les responsables politiques, partager les dernières infos et oublier un peu la solitude. Hussein Youssef a, lui, l'esprit ailleurs.
En milieu d'après-midi, le déjeuner, commandé trois heures plus tôt, arrive enfin. Des sandwiches et des boissons gazeuses. Un menu pas vraiment au goût de Hussein Youssef habitué aux petits plats de son épouse. « Peu importe, je fais tout cela pour mon fils. Je ne veux pas regretter un jour de ne pas avoir assez fait pour le retrouver en vie », insiste-t-il.

Malgré l'amertume et la douleur, Hussein Youssef ne perd jamais son sang-froid : « Si quelque chose devait arriver à mon fils, je ne chercherai pas à me venger. Ce serait la volonté de Dieu. » Malgré cette énième journée éprouvante, Hussein Youssef garde espoir : « Le jour où je reverrai mon fils vivant, tout ce que j'endure ne sera qu'un mauvais souvenir. »

 

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